jeudi 31 octobre 2019

L'extrait du... 31 octobre

"Le fait est que ce chat, maigre ainsi qu'un cent de clous, portait la tête allongée en forme de gueule de brochet et, pour comble de disgrâce, avait les lèvres noires ; il était de robe gris cendre, ondée de rouille, une robe canaille, aux poils ternes et secs. Sa queue épilée ressemblait à une ficelle munie au bout d'une petite houppe et la peau de son ventre, qui s'était sans doute décollée dans une chute, pendait telle qu'un fanon dont les poils terreux balayaient les routes. N'étaient ses grands yeux câlins, dans l'eau verte desquels tournoyaient sans cesse des graviers d'or, il eût été, sous son pauvre et flottant pelage, un bas fils de la race des gouttières, un chat inavouable."


Joris-Karl Huysmans - En rade (Folio)

Journapalm 082

Il découvrit ce trou quinze minutes avant la messe de dix heures. Un orifice creusé juste devant le parvis de l’église. Intrigué, le curé s’équipa d’une frontale et descendit l’inspecter. L’échelle de fer était froide. Puis le sol instable et vaguement solide. Il marcha dans une pénombre qui sentait l’anis. Des éclats de rire l’attirèrent jusqu’à une salle qu’éclairaient chichement des lampions. Là, accoudés au zinc d’un comptoir, Jésus et les apôtres descendaient des verres d’anisette. Frappé de stupeur, le curé s’immobilisa. 
Le messie haussa les épaules en maugréant : « Eh relax, on a encore dix minutes ! »

mercredi 30 octobre 2019

Concordance des livres

Souvent la lecture est une affaire de reflets. Un jeu de miroirs et de passage de témoins, dans lequel on rebondit de livre en livre. C'est une sorte de valse ininterrompue qui nous conduit de découverte en découverte, ce que parfois on nomme "un parcours de lecteur".
Samedi dernier, de passage chez mon libraire "Le bal des ardents" à Lyon, grâce à une malicieuse disposition de son étal, j'ai découvert un amusant écho. Le dernier livre de Sylvain Tesson publié chez Gallimard "La panthère des neiges" se trouvait en effet à proximité d'un autre bouquin bien plus vieux (publication originale en 1983) intitulé "Le léopard des neiges", chez le même éditeur. 


Concernant le faux vrai ancêtre américain du dernier opus du brillant Tesson, voilà ce qu'en dit le site de l'éditeur : "En septembre 1973, Peter Matthiessen part pour le Dolpo, une région du Népal située à la frontière du Tibet, avec le zoologiste George Schaller qui veut observer des léopards des neiges. Dans ce journal de route, il apparaît très vite que Matthiessen vit cette expédition comme une aventure plus spirituelle que véritablement scientifique. Pour lui, adepte du bouddhisme zen, ce sera surtout un pèlerinage à l'ancien monastère de Shey Gompa et, enfin, un voyage hors de la «civilisation» du XXe siècle.

Ce bouquin est disponible dans l'excellente collection "L'imaginaire" de Gallimard.
Et en ce qui me concerne, comme il en est souvent l'usage du fromage et du dessert, je ne choisis pas entre panthère et léopard; les deux rejoindront ma pile de lectures.  

Journapalm 081

« Pas question que j’aille chez les vieux ! »
Il les avait prévenus. Ses fils lui ont demandé de se montrer raisonnable.
Il pleuvait souvent. Surtout l’après-midi, pendant les tournois de scrabble, juste avant la migration des déambulateurs jusqu’à la salle télé pour les jeux à lobotomiser. 
Lui il restait des heures collé à la fenêtre. Ces abrutis lui parlaient comme à un débile, ou à un gosse, ce qui revient souvent au même dans la tête des gens. Alors que simplement, il rêvait, éveillé, de parties de pêche dans le Montana.

mardi 29 octobre 2019

Nouveau roman... Nouvelles questions

Parmi les caractéristiques déroutantes de l’écriture de fiction, la phase de démarrage d’un nouveau projet reste la plus étonnante. Qu’importe le passé, qu’importe la confiance, il n’y a plus aucune certitudes au moment de commencer à écrire un nouveau livre. 
On se retrouve avec quelques idées en tête, un univers, une envie, peut-être un personnage, et des outils que l’on doit se réapproprier. On se souvient que l’on a procédé de la sorte dans le temps, il y a… un an, deux ou dix ans, mais que nous avons tout oublié ou presque. Il y a ces bouquins sur l’étagère ou dans nos mémoires, que l’on se souvient avoir écrits, mais sans réussir à comprendre comment. Cette sensation est d’autant plus déroutante qu’elle semble toucher un nombre important d’auteurs, amateurs comme professionnels, tacherons comme doués. Il n’est pas rare que des écrivains réputés et mondialement connus confessent l’agitation, la douleur physique parfois, qui les étreint, la peur de ne plus être capable d’y arriver, au moment de commencer l’écriture d’un nouveau livre. Après avoir sué des mois ou des années sur la réécriture et la correction du précédent livre, l’esprit a chassé de sa grange la méthode et le moment initial de l’écriture, lorsqu’il fallait partir de rien pour arriver à un texte, imparfait, brinquebalant, certes, un premier jet, un brouillon quoi !

Voilà précisément où j’en suis sur ce nouveau roman dans lequel je me suis lancé le 29 août. Après avoir écrit 84 pages - souvent de façon laborieuse – et en proie à de très nombreux doutes, j’ai jeté l’éponge au soir du 14 octobre. Deux semaines d’atermoiements plus tard et une biographie de 6 pages sur le personnage principal de ce roman, j’ai enfin réussi le 28 octobre à poser un plan sommaire de ce roman articulé autour d’une trentaine de chapitres. J’avais sûrement besoin de sauter dans l’inconnu lors de ce premier jet fantomatique dont je ne sauverai que quelques scènes réécrites de façon différente. Ce brouillon du premier jet m’a profondément fait douter, je me croyais incapable d’écrire à nouveau ; j’en ai eu des insomnies. J’ai plusieurs fois envisagé de me lancer sur un autre projet mais je ne sais pas abandonner. Heureusement l’exercice quotidien de l’écriture du Journapalm sur ce blog m’a permis de garder la foi. Je vais donc d’ici quelques jours me lancer dans l’écriture d’un nouveau premier jet de "MargueRichard".

Journapalm 080

Il a baladé un regard autour de lui comme un dictateur promène son chien. Il les a tous dévisagés un à un, d’un bout à l’autre de leur abri sous l’autopont. 
« Je ne bougerai d’ici que lorsqu’il pleuvra du pinard ! »
Alors ils ont rassemblé leurs affaires en maugréant et ils ont levé le camp en le laissant seul dans un sillage de détritus. Juste comme il se mettait à pleuvoir. 
Le lendemain, deux d’entre eux sont revenus prendre des nouvelles. Et à sa place, il n’y avait plus que des cartons déchirés baignant dans du vin.  

lundi 28 octobre 2019

L'extrait du... 28 octobre

"Pendant son séjour à l'hôpital, Harry avait secrètement espéré que les docteurs lui découvriraient une maladie susceptible d'expliquer les sentiments étranges qu'il éprouvait, et ce besoin d'agir comme il le faisait. Lorsqu'il apprit qu'il était en parfaite santé, il fut déçu, mais aussi soulagé de savoir qu'il n'avait pas de maladie vénérienne. Si seulement ils avaient pu lui trouver une tumeur au cerveau affectant ses fonctions cérébrales, ça aurait tout expliqué. Un petit coup de bistouri, et tout serait rentré dans l'ordre. Mais il n'y avait pas la moindre tumeur. Son système nerveux central fonctionnait à merveille. Aucune anomalie en ce qui concernait le liquide céphalo-rachidien. Rien. Rien du tout. Rien que lui."

Hubert Selby - Le démon 
(10/18 - trad.Marc Gibot)

Journapalm 079

Soudain le corps humain est devenu intolérant à la chirurgie orthopédique. Rejets, nécroses, hémorragies, infections : plus aucun matériau habituel ne convenait. Pour remplacer les os et les organes défaillants, une équipe de chercheurs russes a essayé d’utiliser du bois, combinant la souplesse de l’aulne à la résistance du merbau.
Alors des murmures insolites ont gonflé dans toutes les forêts du globe, accompagnés d’un vent glacial agitant les arbres. Ces-derniers tenaient là leur revanche. Maintenant qu’ils entraient dans le corps des hommes, ils allaient les faire payer. 

dimanche 27 octobre 2019

Journapalm 078

Ils sont entrés en ville dans des bus à impériale repeints d’un très chic vert anglais. La plupart des passants n’ont même pas prêté attention à l’étonnante procession. Les autres les ont pris pour des touristes un peu particuliers. Des nains par dizaines, aux longues barbes et aux longues tresses qui voyagent de concert, c’est peu courant. 
Ce n'est que lorsqu'ils ont brandi des haches pour démembrer les gens et fracasser les voitures que toute la ville a appris à les connaître. 

samedi 26 octobre 2019

Journapalm 077

Il ne jurait que par Bach et le trio d’Oscar Peterson. Il tolérait Mahler et le John Coltrane de l’époque classique. Lorsque son fils a déclaré le jour de ses seize ans qu’il souhaitait devenir musicien, il a versé une larme, le cœur gonflé de satisfaction paternelle. 
Il ne se doutait alors pas que le chemin musical de son fils allait l’emmener vers l’univers des crêtes, des épingles à nourrice, des Doc Martens et des cailloux de crack. 

vendredi 25 octobre 2019

Journapalm 076

De mémoire de spectateur, nul n’avait jamais vu un si puissant coup de batte. Projetée au-dessus des tribunes à une vitesse qui affola les radars du stade, la balle bourdonna dans le ciel de New-York et fila vers l’ouest en sifflant comme une munition de guerre. Elle grimpa dans l’atmosphère et fissura le cockpit d’un avion de surveillance Nord-Coréen dissimulé à quinze mille mètres d’altitude au-dessus du Montana. 
Lorsqu’il apprit la nouvelle, Kim Jong-un entra dans une colère noire et déclara la guerre aux États-Unis. Il avait toujours détesté le base-ball, lui préférant le basket. 

jeudi 24 octobre 2019

Journapalm 075

Au large de Terre-Neuve, sur le pont supérieur du navire, le mousse manipule distraitement ses jumelles.
- Hé, tête d’œuf, lance le capitaine, concentre-toi y’a des icebergs ! 
Le mousse hausse les épaules, mâche du chewing-gum en faisant des bulles. Il rêve des spectacles de Broadway, de lumières et de femmes élégantes. 
Soudain il aperçoit un éclat au milieu des flots puis une cascade d’écume que descendent des naïades aux interminables chevelures. Fou de désir, le mousse balance ses jumelles et plonge dans l’océan gelé. Quand il percute l’iceberg, son crâne se fracture en deux hémisphères parfaitement symétriques. 

mercredi 23 octobre 2019

Journapalm 074

Le biologiste s’enfonça dans la mangrove, décidé à trouver les derniers représentants de grenouille à collerette dorée. Son expertise acquise sur les bancs des plus prestigieuses écoles l’aida à dénicher l’endroit idéal : une mare verte saturée d’algues et d’imposants moustiques. Mais alors qu’il s’en approchait, il fut happé par la gueule d’un gigantesque crocodile et disparut dans ses entrailles. 
Sa lampe frontale dessinait des ombres chinoises sur la paroi de l’estomac du crocodile. Là, dans la chaleur moite de ses entrailles, il aperçut plusieurs grenouilles à collerette dorée qui l’observaient. Le biologiste en pleura d’émotion.  

mardi 22 octobre 2019

L'extrait du... 22 octobre

"Mais comment dévorer le monde quand on n’a pas d’argent ? Il constatait néanmoins avec un léger soulagement qu’il ne ressentait plus l’irrésistible appel du nord, qu’il ne se noyait plus dans la sentimentalité à cause de ses forêts perdues, de ses truites de rivière perdues, de la jeune Indienne qu’il avait imaginé épouser dans une chambre secrète située derrière une cascade. La truite de quinze livres qu’il rêvait d’attraper à la mouche sèche, l’ours noir qui serait devenu son animal domestique… La nature profonde de sa vie imaginaire changea : devenir un cow-boy errant guidant un troupeau de chevaux volés à travers les pics enneigés des Carpates – ce rêve s’éloigna, tout comme cet autre où il était l’amant secret d’Eva Gardner sur une île du Pacifique Sud. Sa vie mentale entama un voyage de retour vers la terre, pour en définitive ne jamais la rejoindre. L’étude de l’histoire de l’art et de la langue française, ainsi que celle de la poésie et de la littérature défrichèrent de nouveau territoires pour son imagination, si bien qu’il habitait volontiers une hutte de pierre dominant la Méditerranée, mais encore plus souvent une modeste chambre de bonne en compagnie d’au moins trois modèles vivants qui ressemblaient aux jeunes femmes peintes par Modigliani."

Jim Harrison - L'été où il faillit mourir 
(10/18 - trad.Brice Matthieussent)

Journapalm 073

Avant il ne croyait pas aux signes. Et puis sa petite fille est morte le jour de Toussaint, pendant la retransmission d’un match de football amical opposant la France au Mexique. 
Depuis, chaque 30 octobre, il monte dans un avion et se rend au Mexique pour y célébrer la fête des morts. Et le jour fatidique, la veille de Toussaint, il s’enivre et danse dans les rues au son des orchestres traditionnels, au milieu des fantômes et des goules. Il danse, abruti de musique, d’alcool et de pleurs. 

lundi 21 octobre 2019

Journapalm 072

Grâce à ce sous-marin révolutionnaire, on allait enfin explorer les abysses de la fosse des Mariannes et découvrir ce qui se cache au fond des mers les plus profondes. La descente dura une heure puis le sous-marin se posa au sol, dans une obscurité totale. Mais soudain des lumières aveuglantes scintillèrent et une musique de bal musette retentit. De l’autre côté des hublots apparut un long couloir encadrant un tapis rouge. Là, un panneau indiquait « Bowling des Abysses, 8$ la partie ». Le capitaine de l’expédition chercha dans sa combinaison et pesta. Il n’avait que 5$ en poche.

dimanche 20 octobre 2019

Journapalm 071

Lorsqu’il arrive sur la place du village pour la messe de dix heures, Émile ne trouve pas l’église. À la place, un immeuble de deux étages. Interrogeant les passants, on lui répond qu’il n’y a jamais eu d’église, qu’il faut aller dans le bourg voisin. Décontenancé, il poursuit son chemin, l’esprit confus. 
Au cimetière, la tombe de son épouse n’existe plus. Il frissonne, ses pieds tremblent, la sueur lui pique les yeux. Émile cherche son mouchoir au fond de sa poche mais constate avec horreur que sa main a disparu. 

samedi 19 octobre 2019

Journapalm 070

Juste après avoir braqué la bijouterie Van Cleef & Arpels de la Croisette, Stéphane n’a pas pris la fuite en courant. Il a marché d’un air dégagé jusqu’à la plage et s’est déshabillé avant de s’allonger sur une serviette. Puis il a attendu. 
Enfant déjà, il refusait de se soumettre à l’obligation de courir autour d’un stade à la con, sur une piste cendrée qui lui filait la nausée ; malgré les égosillements du professeur de gymnastique. Avant même d’avoir atteint l’âge de douze ans, Stéphane s’était fait la promesse de ne jamais courir de sa vie. 

vendredi 18 octobre 2019

La citation du jour

"Ecrire est pour moi une nécessité vitale, conditionnée par un besoin intérieur. On risque de se faire avaler par la littérature ou par soi-même. Si on se fait avaler par soi-même, on devient fou. Si on se fait avaler par la littérature, on devient écrivain."

J.M.G. Le Clézio

Journapalm 069

La croix de la pharmacie scintille dans l’obscurité. Un phare chlorophylle autour duquel se rassemblent les échoués des heures sombres. 
L’homme pénètre dans l’officine, des valises sous les yeux, pose plusieurs ordonnances sur le comptoir et attend sans rien dire. Face à lui le laborantin chausse ses lunettes et déchiffre les prescriptions. 
Quand il ressort, l’homme pioche dans son sac plusieurs boites de médicaments, choisit au hasard un grand nombre de cachets qu’il avale par poignées. Puis il s’éloigne vers un parc public désert. Dans quelques heures la nuit va s’éteindre.

jeudi 17 octobre 2019

Journapalm 068

Voilà deux heures qu’il piétine sur les cailloux instables. Ses guêtres le protègent bien de l’eau, moins du froid. Pas une touche ; il s’impatiente. Lui qui pêché le saumon en Irlande, le brochet en Sologne et même le requin en Floride… Ses hauts faits devraient le mettre à l’abri de pareille déconvenue. 
Sa fierté titillée, ressentant une profonde injustice, il retire de son sac une grenade qu’il dégoupille et jette en amont de la rivière. L’explosion est à moitié étouffée mais l’onde lui fait perdre l’équilibre. En tombant, il s’assomme sur un gros rocher. Et meurt noyé. 

mercredi 16 octobre 2019

Journapalm 067

Son agenda est certes virtuel, il n’en reste pas moins incompressible. C’est étrange quand il y pense, un calendrier sur un écran, volatile, décharné, immatériel et pourtant sans interstice ni espace. Il peut toujours chercher : impossible de se dégager du temps disponible. Alors il finit par se lever et sous les regards sidérés, entreprend de percer des trous dans son écran avec le tire-bouchon de son limonadier.

mardi 15 octobre 2019

L'extrait du... 15 octobre

"- Comment un homme s'assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston? 
Winston réfléchit : 
- En le faisant souffrir répondit-il. 
- Exactement. En le faisant souffrir. L'obéissance ne suffit pas. Comment, s'il ne souffre pas, peut-on être certain qu'il, non à sa volonté, mais à la vôtre? Le pouvoir est d'infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l'esprit humain en morceaux que l'on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l'on a choisies. Commencez vous à voir quelle sorte de monde nous créons? C'est exactement l'opposé des stupides utopies hédonistes qu'avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d'écraseurs et d'écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu'il s'affinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L'ancienne civilisation prétendait être fondée sur l'amour et la justice, la nôtre est fondée sur la haine.. Dans notre monde, il n'y aura pas d'autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l'humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout."

George Orwell - 1984 
(Folio, traduction Amélie Audiberti)

Journapalm 066

Chaque matin un enfant entre dans la gare de Perpignan, un arrosoir à la main. Personne ne sait s’il s’agit du même gosse. Depuis le temps, sûrement que non. Les enfants en grandissant se détournent de l’essentiel, ils rêvent de devenir quelqu’un. 
Mais un gamin vient chaque matin et déverse vingt centilitres d’eau dans le hall d’entrée de la gare. Toujours au même endroit. Les scientifiques sont formels : la pique blanche qui perce maintenant sous les pavés, à cet endroit, est bien l’extrémité de la défense d’un mammouth. 

lundi 14 octobre 2019

Journapalm 065

Ils l’ont retrouvé au fond d’une grotte, dissimulé sous un épais tapis de feuillage et de fougères jaunis. Un peu abimé par l’humidité ambiante et les déjections des chauve-souris. On a parlé de miracle de noël, en reprenant le mot d’un de ces journalistes avides de cyber notoriété. Mais personne n’a su expliquer ce que fichait le piano de Gustav Mahler au fond d’une grotte de Bavière, cent-vingt ans après qu’il ait composé « Le chant de la terre ».

dimanche 13 octobre 2019

Journapalm 064

Lorsqu’il s’assied dans le taxi, il pousse un râle de soulagement qui se transforme en hoquet de surprise. Là, contre son dos, un objet le gêne. Le chauffeur jette un œil fatigué dans le rétroviseur, comprend que le touriste veut aller à l’aéroport et démarre dans un soupir. 
L’homme assis à l’arrière du taxi se retourne et récupère un appareil photo réflex en excellent état. Le chauffeur répond qu’il peut le garder, qu’il s’en fiche. L’homme hésite puis décide de le ramener avec lui en France. Ignorant qu’à l’intérieur du boitier sont dissimulés deux cents grammes de cocaïne. 

samedi 12 octobre 2019

Journapalm 063

Ils en rêvent depuis toujours. Des années de laborieuses économies. Comme la croisière dans les fjords se précise, le couple imagine tous les obstacles qui pourrait l’empêcher. La date du départ approchant, ils s’angoissent, envisagent les scénarios catastrophes. Jusqu’à la nuit précédant le grand jour où, trop fébriles, aucun ne dort. 
Le bateau prend la mer à l’heure prévue. Accoudés au troisième pont, mari et femme se détendent enfin. Mais soudain la mer s’interrompt devant eux, comme coupée par une gigantesque scie. Alors un berger accompagné de milliers de vaches traverse l’étendue d’eau, benoitement, et trois jours durant.

vendredi 11 octobre 2019

Journapalm 062

On le lui a offert pour ses cinq ans. Un ours en peluche avec un nœud jaune autour du cou et un large sourire bonhomme sur la face. Elle ne l’a pas baptisé. Il est resté « l’ours », un animal de compagnie immobile et anonyme. De déménagement en déménagement il l’a suivi, jamais très loin d’elle comme elle grandissait. 
Un jour pourtant, lorsqu’elle avait dix-sept ans, il a disparu. Depuis elle le recherche auprès des hommes qu’elle essaie d’aimer. Le nœud jaune autour du cou, certains l’acceptent mais ce sourire-là, aucun ne le réussit jamais. 

jeudi 10 octobre 2019

Journapalm 061

Sur le pont Alexandre III un touriste japonais s’est immobilisé près du garde-fou. Il a retiré de son dos un énorme sac kaki marqué « US ARMY » acheté dans une friperie de Barbès. Lentement il en a retiré tout son matériel de pêche : ligne, appâts, hameçons… Puis il a jeté la canne dans la Seine. 
Après quelques instants, il a eu une prise. Alors il a ramené la ligne à lui, avec précaution et fermeté, comme son père le lui avait appris. Et bientôt les badauds ont vu sortir de l’eau le cadavre bleu de Jacques Chirac.   

mercredi 9 octobre 2019

L'extrait du... 9 octobre

"Tous les sentiments humains : l'amour, l'amitié, la jalousie, l'amour du prochain, la charité, la soif de gloire, la probité, tous ces sentiments nous avaient quittés en même temps que la chair que nous avions perdue pendant notre famine prolongée. Dans cette insignifiante couche de muscles qui restait encore sur nos os et nous donnait la force de manger, de nous mouvoir, de respirer, même de scier du bois, de pelleter pierre et sable dans les brouettes, de pousser ensuite ces brouettes sur l'interminable chemin de roulage des gisements aurifères, sur l'étroit chemin de bois qui menait au dispositif de lavage, dans cette couche de muscles, il n'y avait plus de place que pour la rage, le plus vivace des sentiments humains."

Varlam Chalamov - Récits de la Kolyma (Verdier) (traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson)

Journapalm 060

Le long de la Marne, les premières escarmouches ont réveillé les démons de la géographie de guerre. Cent-dix ans après la bataille éponyme, presque jour pour jour, les affrontements ont repris entre les mêmes belligérants. 
Installé à l’ombre d’un peuplier d’Italie en tous points similaire à ceux introduits en France par Bonaparte, un peintre affûte ses pinceaux et secoue ses tubes de gouache. Dans l’air frais de septembre, dans l’humidité d’une brume matinale qui tarde à se dissiper, ce chômeur en longue durée a décidé de venir peindre la mort au plus près.

mardi 8 octobre 2019

Journapalm 059

Dans le cabinet du notaire, des tableaux représentent des scènes de chasse réalistes par temps d’automne. Des rideaux de pluie, des bois sombres, des terrains boueux où le sillon des machines a dessiné des monticules réguliers que piétinent les hommes. 
« C’est pour mettre en condition » explique le notaire, un petit homme bossu qui sent la naphtaline et le désodorisant à la lavande. 
Je sais que dehors le soleil ne faiblit pas et qu’il fait un temps superbe. Mais à cet instant je n’ai plus aucune certitude sur rien. 

lundi 7 octobre 2019

Journapalm 058

Allongé sur le flanc au milieu de la route, le vieux chien a décidé d’en finir. Les douleurs incessantes, les paralysies, les journées qui n’en finissent plus… Il ne tolère plus son quotidien. 
Il s’est couché sur le côté droit de la voie communale qui monte jusqu’au sommet du col. Et il attend dans le froid de novembre, ses yeux fatigués ouverts distinguent le goudron tout proche, et plus loin, quelques arbres en dégradés de gris. 
Même la mort est longue à venir. Surtout sur une route désaffectée. 

vendredi 4 octobre 2019

Journapalm 057

Aux larges des côtes Turques, l’île d’Agios Efstratios vit dans les interstices. Volcanique et isolée, lieu historique d’exil et de déportation, elle reste à l’écart des grands flux migratoires estivaux. La classe moyenne de l’Europe du nord à la recherche de soleil et d’exposition de chair lui préfère ses consœurs Ioniennes ou des Cyclades.
Quelques touristes pourtant y sont venus cet été, malgré les avis défavorables du ministère de l’intérieur. Qui aurait peur de quelques rochers et de poissons au fond du port ? Quand les avions militaires ont rasé les plages au son des mitrailleuses, ils ont compris. 

jeudi 3 octobre 2019

Journapalm 056

L’automne est arrivé dans ce jardin public désert un peu plus tôt qu’ailleurs dans la ville. Là, derrière les barres d’immeubles HLM, dans un ciel de coton gris, la brise chargée d’air dépressionnaire fait grincer les balançoires de l’aire de jeux sans enfants. 
La plupart de leurs feuilles tombées sur l’herbe, les platanes ont maintenant l’aspect de sinistres vieillards édentés. 
Seul le cadavre d’un chat dans l'herbe signale une présence, son œil vitreux ouvert peuplé d’insectes charognards qui ont démarré leur vaste recyclage.

mercredi 2 octobre 2019

Journapalm 055

Il est 11h05 à la grande horloge de la gare de Lyon. Au bar du Train Bleu, ses vacances parisiennes finies, une famille s’apprête à retourner dans le marée poitevin. Le père pioche trois billets de dix dans son portefeuille. 
Soudain apparaît un homme vêtu d’une blouse verte semblable à celle des vétérinaires, virevoltant entre les tables en actionnant une poinçonneuse au-dessus de sa tête, chantonnant une mélopée gutturale. Arrivé à proximité du père de famille sidéré, il lui arrache des mains billets et note, les poinçonne puis relâche le tout en repartant comme il est venu.

mardi 1 octobre 2019

Journapalm 054

Assis à la terrasse des Deux Magots, l’homme vêtu d’un complet beige attend 9h30. En avance aux funérailles d’un ancien ami qui doivent être célébrées en l’église de St Germain des Près, il boit un café crème et lit dans le journal : « Drame aux Deux Magots. Un client se fait renverser par un chauffard après avoir avalé un café crème ».
9h30. L’homme règle son café crème et traverse la rue à la hâte, le regard accroché aux murs de l’église. Le chauffeur du bus qui remonte la rue n’a pas le temps de freiner.