mardi 30 juin 2020

Journapalm 325

Le stade retient son souffle. L’avant-centre allemand pose le ballon à l’endroit où la faute a été commise. Il prend son temps alors que le mur adverse se place sous les ordres hystériques du goal qui gesticule. Malgré quelques intimidations du défenseur central italien, l’arbitre siffle et l’Allemand s’élance. Juste au moment où une taupe fébrile déchire la pelouse et trottine devant le ballon. Surpris, l’avant-centre glisse et s’effondre, victime d’une rupture du ligament du genou. Il ne rejouera plus jamais en équipe nationale. Depuis, il s’est reconverti dans l’extermination des taupes.

lundi 29 juin 2020

Journapalm 324

Quand elle sort de son immeuble, il est 10h18 ou 15h22 : une heure sans queue ni tête. La vieille femme porte une robe de chambre sale. Ses pieds nus couverts d’ecchymoses dessinent une marelle ridée sur un trottoir qui dit « nik la police ! » Dans ses doigts un sachet de plastique à l’intérieur duquel une forme oblongue se dessine. Elle pénètre dans le Vival, ses mains agrippent le revolver à grenaille qu’elle pointe vers le caissier en lui tendant le sachet. « File-moi une paire de pantoufles ISOTONER. Et grouille-toi nom de dieu ! »

dimanche 28 juin 2020

L'extrait du... 28 juin

 
"Boire ne s'apprend pas : il faut être né avec un foie en acier, et c'est le cas d'Edouard. Néanmoins, il y a quelques trucs : s'enfiler un petit verre d'huile pour graisser les tuyaux avant une beuverie (on me l'a appris à moi aussi : ma mère le tenait d'un vieux prêtre sibérien) et ne pas manger en même temps (on m'a appris le contraire, je livre donc le conseil avec circonspection). Fort des ces dons innés et de cette technique, Edouard peut descendre un litre de vodka à l'heure, à raison d'un grand verre de 250 grammes tous les quart d'heure. Ce talent de société lui permet d'épater jusqu'aux Azéris qui viennent de Bakou vendre des oranges sur le marché et gagner des paris qui lui font de l'argent de poche. Il lui permet aussi de tenir ces marathons d'ivrognerie que les Russes appellent zapoï. Zapoï est une affaire sérieuse, pas une cuite d'un soir qu'on paye, comme chez nous, d'une gueule de bois le lendemain. Zapoï c'est rester plusieurs jours sans dessoûler, errer d'un lieu à l'autre, monter dans des trains sans savoir où ils vont, confier ses secrets les plus intimes à des rencontres de hasard, oublier tout ce qu'on a dit et fait : une sorte de voyage."

Emmanuel Carrère - Limonov (POL) 

Journapalm 323

Il a ouvert les yeux puis il est sorti du lit à tâtons en essayant de ne pas la réveiller. 
- Quelle heure est-il ? 
- Sept heures. 
Elle s’est tournée de l’autre côté, vers le mur qui dans l’obscurité de sept heures du matin n’existait pas. Alors il a quitté la chambre en pensant à ces mots échangés avec elle, les premiers depuis vingt-quatre heures, un peu désarçonné en réalisant qu’ils étaient déjà de trop.

samedi 27 juin 2020

Journapalm 322

L’averse de grenouilles a débuté à 20h02 juste comme à l’autoradio, la fille avait annoncé l’heure en précisant qu’il s’agissait d’une heure palindromique. Lui il a dû ralentir à cause de toutes ces grenouilles de plus en plus grosses qui s’écrasaient sur son parebrise et qui lui obstruaient la vue. Comme s’il débarquait dans un concours de la plus grosse grenouille et qu’à la fin il allait y avoir une remise de prix. Alors à 20h06 il a plu un bœuf, épais et lourd, qui a réduit la voiture à l’état de bouse métallique.

vendredi 26 juin 2020

Journapalm 321


Drame de l’immortalité

Habitué à câliner son chat chaque matin avant de partir au bureau, un homme caresse depuis une semaine un chat mort de vieillesse sur le canapé de son salon. 
C’est l’odeur nauséabonde qui a attiré l’attention des voisins.

jeudi 25 juin 2020

Journapalm 320

Le train de nuit ralentit puis s’immobilise. Le professeur Hatkins se lève de sa couchette et tire les rideaux de la fenêtre. Derrière les vitres que la buée a rendues muettes, il aperçoit des ombres dans la faible lueur de lampes ballotant dans le vent. Une rafale de pluie s’abat soudain sur la vitre et le fait sursauter. À la faveur d’un éclair, Hatkins devine les silhouettes tordues de grands chênes sombres aux troncs luisants et reconnait l’endroit. Un poil déçu il s’habille à la hâte. Dans la brochure, le paradis avait tout de même une autre gueule.

mercredi 24 juin 2020

Journapalm 319

Dans la nuit poisseuse d’un été caniculaire, son corps empêtré dans les perfusions au fond de son lit d’hôpital, le septuagénaire se souvient... 
Il a dix ans et il dort dans une chambre d’hôtel mal insonorisée sur la route côtière reliant Menton à Vintimille. Toute la nuit, le spectacle son et lumière des moteurs et des phares qui se découpent dans les interstices métalliques des persiennes. Sa première expérience de nuit blanche et de sensation de vague soulagement le matin : le début d’une imposante collection.

mardi 23 juin 2020

L'extrait du... 23 juin



Eric Plamondon - 1984 Hongrie Hollywood Express
(Le Quartanier)

Journapalm 318

Autrefois ici il y avait un petit restaurant en forme de vaisseau spatial posé sur ce bout de pelouse brûlée en bordure d’autoroute. Vu de loin, en particulier les jours de mauvais temps, l’illusion fonctionnait : on croyait vraiment que des extraterrestres avaient atterri. 
Et puis… les steaks étaient-ils mauvais ? On a mis un panneau « à vendre » et le vaisseau spatial est devenu du béton qui vieillit. Maintenant en bordure d’autoroute, il y a un mât surmonté d’un M jaune qui signale un bâtiment familier où l’on sert les mêmes hamburgers que partout ailleurs.

lundi 22 juin 2020

L'extrait du... 22 juin

"Les rues étaient de plus en plus sinistres. Le quartier était plein de camés, même avec cette neige et cette gadoue, à la recherche de quelque chose, n'importe quoi. Les halls d'entrée étaient envahis de visages maladifs, avec des nez qui coulaient, de corps tremblant de froid, en état de manque, dont la moelle gelée craquait dans leurs os quand les camés se mettaient à suer. Les bâtiments déserts qui s'étendaient sur des kilomètres et conféraient à la ville cet air de champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale, cet aspect pathétique et dévasté qu'on retrouvait glacé sur le visage de ses habitants, étaient semés de petits feux entretenus par des êtres tremblants qui tentaient de se réchauffer et de survivre assez longtemps pour dégoter de la came, d'une façon ou d'une autre, de durer un jour de plus pour pouvoir recommencer le lendemain."

Hubert Selby JR - Retour à Brooklyn 
(10/18 - Trad.Daniel Mauroc)

Journapalm 317

Les oreilles dressées, les yeux révulsés, le cheval galopait sur la piste cyclable pour échapper à l’incendie. Ses sabots claquaient sur le goudron dans un déferlement métallique. Cramponnée à sa crinière, tétanisée par la peur et l’excitation, l’enfant poussait des exclamations entre rires et injures. 
La course folle durait depuis dix minutes lorsque le cheval parvint à l’extrémité de la jetée. Là, dans un tumulte de feu et de lave, l’animal sauta dans le port et disparut dans l’eau où le corps minuscule de l’enfant dessina une ultime virgule d’écume à la surface du monde.

dimanche 21 juin 2020

Journapalm 316

Au volant de sa voiture, il accomplit le dernier voyage de l’année. 
De nuit, les flocons de neige apparaissent mollement dans la lueur des phares. 
Il roule sur cette route nationale déserte et qui n’en finit plus de filer droit. Comme toujours il est seul, ou presque. Sur le siège passager il a déposé un aquarium boule rempli d’eau à l’intérieur duquel tourne un poisson rouge qui a le mal des transports.

samedi 20 juin 2020

Journapalm 315

Derrière les murs lézardés des bâtiments, il a trouvé un morceau de béton grêlé d’impacts de balle. Dans le chaos des tirs des armes automatiques, il se met à genoux pour rédiger ses dernières volontés. Sans même savoir si quelqu’un les trouvera. Ses yeux le piquent à cause de la fumée qui monte des charniers, il les essuie du revers de son veston mité. D’une main qui tremble, il commence à écrire : « Je voudrais être enterré dans un champ de coquelicots » avant de s’interrompre et de boire une lampée de vodka à la bouteille.

vendredi 19 juin 2020

L'extrait du... 19 juin

"Cette dentelle de granit qui nous soutenait en l’air était polie, rongée par les vents et les pluies de quatre cents hivers. Elle était d’un gris foncé à reflets roses ; il y avait dessus, par plaques, ce lichen jaune, cette mousse du granit qui met des siècles à pousser et qui jette ses tons dorés sur toutes les vieilles églises bretonnes. Les gargouilles à laide figure, les petits monstres aux traits vagues, qui vivent là-haut dans l’air, grimaçaient à côté de nous au soleil, comme gênés d’être regardés de si près, comme s’étonnant en eux-mêmes d’être si vieux, d’avoir essuyé tant de tempêtes et de se retrouver en pleine lumière. C’était ce monde-là qui avait présidé de haut à la naissance d’Yves ; c’était ce monde aussi qui de loin nous regardait avec bienveillance passer sur la mer, quand nous ne distinguions, nous, qu’une indécise flèche noire. Et nous faisions connaissance avec lui."

Pierre Loti - Mon frère Yves 
(Folio)

Journapalm 314

Il se rêvait poète lyrique, amoureux performant et baryton de talent. Dans sa roublardise habituelle, la nature le fit poète raté et éjaculateur précoce. 
Lorsque sa femme, modèle de tous ses lamentables poèmes, le quitta en lui annonçant qu’elle le trompait avec plusieurs autres hommes depuis des années, il rata son suicide. La nuit suivante, cuvant ses verres de gin, il décida dans un grotesque éclair de conscience que sa muse lui ayant fait des cornes, il allait apprendre à jouer de la cornemuse. 
Six mois plus tard, son voisin exténué l’abattit d’un coup de fusil.

jeudi 18 juin 2020

Journapalm 313

Il cherchait l’âme sœur sans oser se l’avouer, lorsqu'il aperçut dans le métro une publicité pour Saint-Pétersbourg. Derrière les clichés de la cathédrale Saint-Sauveur aux clochers à bulbes dorés, il imaginait surtout une grande blonde aux charmes slaves. 
Trois mois plus tard, débarquant sur les rives de la Neva, il regarde le soleil couchant puis entre dans une taverne où des marins l’initient au Zapoï
Deux jours de beuverie plus tard, il se réveille dans une forêt de bouleaux près de Vyborg, plein Nord, déguisé en babouchka, un fichu sur la tête imprégné de vomi.

mercredi 17 juin 2020

L'extrait du... 17 juin


"Mon destin serait la solitude, la drogue, la violence et le suicide... 
Ecrire, c'est comme se droguer, on commence par pur plaisir et on finit par organiser sa vie comme les drogués en faisant tout tourner autour de son vice. 
La littérature nous permet de comprendre la vie... 
Elle nous parle de ce qu'elle peut être, mais aussi de ce qu'elle a pu être."

Enrique Vila-Matas - Le mal de Montano 
(10/18 - Trad.André Gabastou)

Journapalm 312

Des milliards d’insectes pour un seul être humain ? Depuis qu’il avait appris la réalité de cet étrange rapport de force, ses nuits devenaient des arrêts de bus perdus dans des quartiers interlopes, grises et poussiéreuses, remplies de craquements sinistres, d’araignées et de scolopendres cherchant à entrer dans son nez, sa bouche et ses oreilles.  
Un soir, après sept nuits consécutives sans parvenir à dormir, rempli de folie et de terreur, il avala de la poudre insecticide diluée dans un verre de JB. Au matin, il s’était transformé en fourmilier et sa trompe le démangeait.

mardi 16 juin 2020

L'extrait du... 16 juin

"À cette époque, le château de Dundonald, refuge de tous les lutins errants de la contrée, était voué au plus complet abandon. On allait peu le visiter sur le haut du rocher qu'il occupait au-dessus de la mer, à deux milles de la ville. Peut-être quelques étrangers avaient-ils encore l'idée d'interroger ces vieux restes historiques, mais alors ils s'y rendaient seuls. Les habitants d'Irvine ne les y eussent point conduits, à quelque prix que ce fût. En effet, quelques histoires couraient sur le compte de certaines "Dames de feu" qui hantaient le vieux château.
Les plus superstitieux affirmaient avoir vu, de leurs yeux vu, ces fantastiques créatures. Naturellement, Jack Ryan était de ces derniers. La vérité est que, de temps à autre, de longues flammes apparaissaient, tantôt sur un pan de mur à demi éboulé, tantôt au sommet de la tour qui domine l'ensemble des ruines de Dundonald-Castle.
Ces flammes avaient-elles forme humaine, comme on l'assurait ? Méritaient-elles le nom de "Dames de feu" que leur avaient donné les Écossais du littoral ? Ce n'était évidemment là qu'une illusion de cerveaux portés à la crédulité, et la science eût expliqué physiquement ce phénomène."

Jules Verne - Les Indes noires 
(Livre de Poche)

Journapalm 311

Deux canadairs, trois hélicoptères bombardiers d’eau ainsi que vingt-deux camions citernes de pompiers se sont relayés toute la nuit pour éteindre l’incendie. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu de feux si puissants dans cette région d’étangs et de lacs. L’enquête diligemment menée par la brigade de gendarmerie locale a permis l’arrestation de deux incendiaires présumés retrouvés avec des allumettes près d’un étang. Les deux suspects âgés de douze ans, impressionnés et apeurés ont juré qu’ils cherchaient simplement à faire fumer des crapauds.

lundi 15 juin 2020

L'extrait du... 15 juin

"Il détourna les yeux avec effort, et l'instant d'après les fixa de nouveau sur la morte. Elle s'était levée. Elle s'avance lentement vers lui, les yeux fermés, et en étendant les bras comme si elle voulait saisir quelqu'un. Elle va droit à lui. Tout éperdu, il se hâte de tracer du doigt un cercle autour de sa place, et se met à lire avec effort des prières d'exorcisme que lui avait enseignées un vieux moine qui avait souvent vu, dans sa vie, des sorciers et des esprits malins. La morte s'avança jusqu'à la trace de son cercle ; mais on voyait qu'elle n'avait pas la force de franchir cette limite invisible. Elle devint tout à coup bleue et livide comme le cadavre d'une personne morte depuis quelques jours ; ses traits étaient hideux; elle fit claquer ses dents les unes contre les autres, et ouvrit ses yeux morts. Mais elle ne vit rien ; car tout son visage trembla de colère, et elle se dirigea d'un autre côté, tout en étendant les bras et tâtant les murailles, comme pour tâcher de saisir Thomas. Elle s'arrêta enfin, menaça du doigt, et se recoucha dans son cercueil."

Nikolai Gogol - Vij 
(Actes Sud / Trad.Louis Viardot)

Journapalm 310

Elle ne pouvait se résigner à la banalité d’un parterre de couleur jaune sur la tombe de son époux. Les pissenlits se mangeaient certes par la racine mais pour un homme qui fut décoré de guerre et par le président, la réalité botanique manquait singulièrement de noblesse. Aussi chaque automne elle se pressait sur la tombe du grand homme et, le dos courbé, les mains veineuses et sèches, elle plantait des bulbes sur toute la sépulture. Alors, au printemps suivant, des dizaines de tulipes multicolores fleurissaient et le temps de quelques semaines, le glorieux défunt retrouvait des couleurs.

dimanche 14 juin 2020

Journapalm 309

Elle aimait défier le soleil en montant Zébra, le jeune Appaloosa offert par ses parents. Dans les plaines aux hautes herbes jaunies par la lumière d’été, elle se cramponnait au cheval lancé au galop, le cœur chaviré, encourageant Zébra à galoper plus loin que le crépuscule.
Soixante ans plus tard, depuis le perron de sa maison, elle observait la plaine bordée de forêts de sequoias : tout le reste avait disparu depuis longtemps. Soudain elle aperçut un groupe de cavaliers à environ un kilomètre dans la prairie, et pendant un instant elle se sentit profondément heureuse.

samedi 13 juin 2020

Journapalm 308

Elle rêvait de voir le diable de Tasmanie. On lui répondait qu’on n’apercevait plus l’animal en voie de disparition que dans quelque zoos locaux, mouroirs de la vie sauvage. Elle insistait. Impossible, lui rétorquait-on : quasiment disparu, comme le tigre de Tasmanie des décennies plus tôt. 
Arrivée à Hobart, elle a emprunté la C616 goudronnée pour rejoindre le sommet du mont Wellington. Là-haut : des nuées de camping-cars sur le parking, des nuages bas masquant la vue sur la baie et des gosses qui se couraient après, mais aucun diable de Tasmanie. Alors elle a fait demi-tour.

vendredi 12 juin 2020

L'extrait du... 12 juin

"Je me séchai, enfilai un caleçon et entrai dans la cuisine. Elle était devant la cuisinière, le dos tourné, en train de préparer mon petit déjeuner. L’expert des appendices charnus que je suis détecta aussitôt la contraction de ses fessiers – signe indubitable de fureur chez une femme. L’expérience m’a appris à me montrer extrêmement prudent en présence d’une métamorphose aussi spectaculaire des fessiers féminins, si bien que je m’assis sans moufter."

John Fante - Rêves de Bunker Hill 
(Trad.Brice Matthieussent)

Journapalm 307

Soulé par l’ennui et le quotidien, il quitte le pub. La Guinness a rétréci son champ de vision à un étroit tunnel aux contours obscurs. Des ombres filent dans la nuit, leurs voix déformées par le vent et l’alcool. Il se concentre pour rester debout, chaque pas est un défi à la gravité. Soudain il heurte de plein fouet la base d’un lampadaire, vacille et passe par-dessus le garde-fou du pont. La chute est longue, la réception douloureuse. Gisant sur le pont d’un porte container partant pour l’Asie : il aura sa dose d’exotisme à son réveil.

jeudi 11 juin 2020

Journapalm 306

Elle trouve son nouvel appartement agréable. Fonctionnel et lumineux, il est situé dans un quartier calme de la ville. Certes il y a la route nationale à proximité mais le double vitrage est efficace et le trafic moins important qu’elle ne le pensait. 
Ce matin en buvant son café au lait accoudée à son balcon, elle remarque des mouvements dans les frênes en bordure du parking. Regardant avec davantage d’attention elle distingue plusieurs chimpanzés et deux orangs outangs qui remontent vers la cime des arbres. Quand l’un d’eux s’immobilise et se met à la regarder fixement.

mercredi 10 juin 2020

L'extrait du... 10 juin

"Ouvrir un gros livre et s'enfoncer dedans! La jungle sur une page, un fleuve impétueux de l'autre côté. Personne ne peut vous atteindre sur l'étroite corniche entre le Point et la Lettre Majuscule. Comme un cloporte il peut se glisser entre le papier et le mot, rester immobile, parfois jeter un coup d’œil un peu plus loin. Il peut chatouiller le dos des mots et lui seul les entendre rire. Il peut errer dans la forêt des mots où les jeux de lumière sont si beaux et, à chaque tournant du texte, découvrir du nouveau: des mots comme des arcades, comme des feuillages d'arbres, comme des corps ou des flammes. D'étranges animaux circulent, poussant des cris qui lui sont inconnus. Il y a là des villes secrètes, des villages, de curieuses embarcations et des gens qui discutent en un tas de langages."

Göran Tunström - L'oratorio de Noël 
(Actes Sud / Trad.: Lena Grumbach)

Journapalm 305

Parvenu au bout de la route, il a ralenti puis sa voiture s’est immobilisée. Après quelques secondes il est descendu et s’est assis sur le capot tiède. Les ormes agitaient leurs tignasses dans le vent du nord et les corneilles brisaient le silence de grasses anicroches. Deux cents mètres sous le niveau de la route, l’océan continuait de moutonner, indifférent à tout. Au fond, se dit-il en allumant une cigarette, la fin du monde n’était pas si terrible que ça. C’était juste qu’il ne pouvait la partager avec personne.

mardi 9 juin 2020

L'extrait du... 9 juin

"Seule, Mme Carruter a survécu. Elle mesure un mètre soixante-deux. Elle pèse cent quarante-six kilos. Elle est faite d’un sac, de poussière et de plâtre. Elle a des seins énormes, pendentifs, et remplis de limaille de fer. Elle arrive au son de l’hymne américain. Elle chaloupe atroce sur fond de bannières étoilées. Elle arrache avec une fantastique lenteur le péplum emplumé qui la recouvre, et démontre, sublime, des outres vergetées. On la siffle (hourrah !) et les jeunes managers qui la contemplent, athlètes-bisnessmen, aux énormes épaules, au crâne étroit, sans front, diplômés de Harvard, et qui valent déjà deux cent mille dollars, tremblent de tous leurs membres et répandent pour elle leur semence glacée, tandis que franchissant la rampe, toute nue, énorme flaque rose, elle vient et répand à son tour ses mystères sur eux, car elle est l’Amérique, la Matrice vivante, la Mère nourricière, la Truie indestructible, qui les garde."

Pierre Bourgeade - New York Party (Gallimard)

Journapalm 304

Pour soulager son perpétuel mal de dos, il s’harnachait d’une planche de bois qui maintenait sa colonne vertébrale. Ayant eu l’idée de rentabiliser sa douleur, il monnayait l’espace vierge de son parallélépipède dorsal en le décorant d’autocollants de marques et d’enseignes diverses. 
Il marchait dans la rue, prenait le métro, déambulait dans les centres commerciaux et on le payait pour cela. Jusqu’au jour où un commerçant local indigné par sa promotion d’un géant de la distribution concurrent mit le feu à la planche. Brûlé vif, il mourut dans d’atroces souffrances.

lundi 8 juin 2020

Journapalm 303

Il rêve de San Francisco depuis ses dix ans et la course poursuite épique dans Bullitt. Vingt ans plus tard, il se paye le voyage depuis la vieille Europe aux voitures étriquées et aux ruelles biscornues, scintillant d’un enthousiasme impatient. 
Quand il sort de l’hôtel à la nuit tombée, aucune course poursuite ni bruit de moteur enragé dans les rues de San Francisco. Des voitures coréennes, des véhicules électriques discrètes… Et les silhouettes avachies contre les murs lépreux qui enfoncent des seringues dans des bras à peine adultes. Bullitt ne lui a jamais paru aussi loin.

dimanche 7 juin 2020

Journapalm 302

Elle est entrée dans le salon plongé dans l’indolence du dimanche après-midi et a décrété d’une voix aiguë qu’il était hors de question pour elle d’envisager, ne serait-ce qu’un seul instant, de retourner à Hanoi. 
Alors, tournant la tête vers elle aussi lentement que l’aurait fait une tortue neurasthénique ayant croqué deux comprimés de Xanax (l’une de ses suppositions étant néanmoins réelle), sa mère a bougé ses lèvres comme elle en avait l’habitude avant une grande déclaration. Mais elle a simplement répondu « tu nous emmerdes, retourne faire tes devoirs ».

samedi 6 juin 2020

Journapalm 301

Vu depuis son appartement, le paysage de 7h09 ressemblait vraiment à celui de 6h47 : des couches nuageuses peu engageantes aux spectaculaires circonvolutions. D’après le langage des arbres, un vent d’est soufflait de manière continue mais le ciel déployait ses bataillons de nuages d’ici et d’ailleurs. Il bénéficiait des inépuisables réservoirs de combattants des lointaines colonies, des nuages spontanés qui occupaient soudain le ciel en fronçant les sourcils. Comme cette armée mexicaine de cumulus de caniveau, alcoolisée au dernier degré qui se rassemblait au-dessus de chez lui. Aussitôt il baissa les stores et se fit porter pâle au bureau.

vendredi 5 juin 2020

Journapalm 300

Il ouvrit les paupières. Elles le piquaient un peu, sans qu’il ne sût pourquoi. Des hachures grises boursouflaient la télévision de l’écho de la fin des programmes. Il se redressa sur le canapé, le regard scotché sur le relief miniature de la table basse dans la pâle lueur de l’écran. Il considéra les dizaines de mégots qui dégueulaient du cendrier rococo et à côté les canettes de bière qui formaient une tour de Babel à l’architecture oblongue. Dans un éclair de conscience, il comprit qu’il n’était pas encore mort. L’aube démarrait donc sous de bons auspices.

jeudi 4 juin 2020

L'extrait du... 4 juin

VVitres de son où virent les astres,
Verres où cuisent les cerveaux,
Le ciel fourmillant d’impudeurs
Dévore la nudité des astres.

Un lait bizarre et véhément
Fourmille au fond du firmament ;
Un escargot monte et dérange
La placidité des nuages.

Délices et rages, le ciel entier
Lance sur nous comme un nuage
Un tourbillon d’ailes sauvages
Torrentielles d’obscénités.

Antonin Artaud - L'Ombilic des limbes (Gallimard)

Journapalm 299

Ce matin son cerveau ressemble à un nœud d’autoroutes fourmillant de virages à cent quatre-vingt degrés, quelque part dans un coin déglingué d’Amérique. 
La mescaline lui fait toujours cet effet le jour d’après. Parfois il retrouve même des bouts épars de son propre corps au petit bonheur sur le goudron. 
Aujourd’hui toutefois ce n’est pas le cas, il a repris conscience au milieu d’un terrain de football qui recouvre tout le pays. Levant la tête il aperçoit un zeppelin sur les flancs duquel il lit en caractères gigantesques « Du peyotl et des jeux ».

mercredi 3 juin 2020

L'extrait du... 3 juin

"Considérons, se propose-t-il, les effets du soleil sur les grandes blondes. Réflechissons. Pas de demi-mesure avec lui : le soleil bronze ou brûle, il vous tanne ou vous tue. S’il cuivre généreusement les grandes blondes chaudes et conquérantes, il calcine sans miséricorde les grandes blondes chlorotiques réfrigérées. Trop poreuses et translucides, les chlorotiques s’empourprent aussitôt, s’enfièvrent et se retirent. Restent les conquérantes : leur épiderme plus dense, leur carnation plus résistante accueillent en héros les ultraviolets…
Les grandes blondes conquérantes prennent le soleil, l’absorbent, l’assimilent puis l’arborent. Sous forme de pigments. Ainsi, les soirs d’été, dans les night-clubs, croisant leurs jambes interminables sur de hauts tabourets, rayonnent-elles comme des soleils portatifs. Le soleil est lui-même une grande blonde."

Journapalm 298

L’enfant n’a pas besoin de marcher longtemps. Il lui suffit d’emprunter l’escalier en pierre qui s’enfonce dans le jardin. Cinq marches, de la mousse et des fougères : autant de poinçons sur le passeport imaginaire de ses voyages. Et déjà la maison disparait dans une brume tenace qui grime les murs et bâillonne les fenêtres. 
L’évasion est parfaite. Demain peut-être, aux premières lueurs du jour, les adultes découvriront les empreintes de ses pieds dans la vase éternelle. Mais alors l’enfant sera déjà loin.

mardi 2 juin 2020

Journapalm 297

Comme chaque matin, son réveil a sonné bien avant l’heure nécessaire. Juste de quoi lui permettre de se lever avant le reste du monde pour profiter du spectacle des premières lueurs de l’aube qui irisent l’horizon. 
Accoudé à son balcon encore humide de nuit, il contemple les environs de son existence en liberté conditionnelle, immunisée du bruit des voitures. 
Quand ces derniers enflent à nouveau, pas besoin de montre : il sait qu’il est temps de se dissoudre dans une tranche supplémentaire de quotidien.

lundi 1 juin 2020

Journapalm 296

Il conservait sa pharmacie dans le meuble de la salle de bains aux pieds d’argile imbibés d’humidité et de temps dilué. Des empilements de boites de médicaments sans aucun ordre qui lui dégringolaient dessus dès qu’il ouvrait la porte.
Là, dans le chaos des boites rectangulaires de différentes tailles et couleurs éparpillées sur le sol, il trouvait assez rapidement les médicaments cherchés. Les mettant de côté, il remettait alors les autres à l’intérieur du meuble, sans aucun ordre ni classement, dans une sorte de Légo anarchique, pour une prochaine auto médicamentation.