vendredi 30 avril 2021

Journapalm 628

Il voit le monde à travers le reflet déformant d’une bouteille de soixante-quinze centilitres. Formes et panneaux se confondent, il verse dans le daltonisme quelques minutes puis bascule dans la cécité vers le milieu de la troisième bouteille. L’intérieur de sa tête ressemble alors à une plage australienne un soir de réveillon.
Il mâche ses mots, cherche à ouvrir une fenêtre qui tourne sur elle-même pour mieux profiter du feu d’artifice mais les détonations le font sursauter.
Il s’endort en parlant d’un sous-marin qui a disparu en mer de Chine parce qu’une bouteille faisait office de périscope.

jeudi 29 avril 2021

Journapalm 627

Par quatre mètres de fond, allongé au centre d’un bassin en corail dans une eau chaude et transparente, l’homme qui ne respire que toutes les dix minutes décapsule une bière contre un rocher puis, sous le regard coléreux d’une murène agacé par tant d’agitation, porte le goulot à ses lèvres devant le caméraman harnaché dans son équipement de plongeur.

mercredi 28 avril 2021

Journapalm 626

Comme souvent le dimanche, l’enfant réveillé quitte sa chambre pour rejoindre celle de ses parents. Assis sur le lit en compagnie du doberman de la famille, il raconte sa nuit à sa mère éveillée tandis que le père dort encore. C’est alors qu’une sensation inconfortable étreint l’enfant qui baisse la tête et tend la main pour recueillir son œil gauche qui gicle de son orbite avec un bruit de succion. Plus vif que l’éclair, le doberman tend le cou, renifle l’œil et le gobe avant que la mère ne puisse réagir.

mardi 27 avril 2021

Journapalm 625

En l’espace de quatre ans, la boutique située à l’angle de la rue a changé trois fois de propriétaires. Tous ont fini par renoncer face aux pressions du voisinage, aux menaces adressées par les riverains et parfois même ils ont été pris à parti physiquement par les passants. On ne compte plus le nombre de fois où leur vitrine a été brisée et leur façade polluée de graffitis injurieux. Certains disent même qu’installer un commerce de burqas entre un régiment de parachutistes et un commissariat de police ne relève pas d’une stratégie commerciale très avisée.

lundi 26 avril 2021

Journapalm 624

Assis devant le canapé à la manière d’un mendiant miniature, l’enfant pleurniche et réclame un cessez-le-feu à ses parents mais ceux-ci l'ignorent magistralement. Depuis son expérience de la veille et les cris qu’ils ont poussé, ils ne lui témoignent qu’une vile indifférence.
L’enfant renifle et la morve coule sur sa lèvre supérieure. Avoir gavé le chat de maïs avant de le mettre dans le micro-ondes pour observer la fabrication de pop-corn in vivo lui paraissait pourtant une idée géniale.

dimanche 25 avril 2021

Journapalm 623

Elle disait toujours que le monde la rendait folle mais en réalité une sorte de démence congénitale coulait dans son sang depuis des générations. Un matin de printemps elle a déclaré que le monde dépassait les bornes et qu’elle partait s’installer au Nouveau Mexique, au milieu des cactus. On a pensé qu’un cactus de plus ça ne bouleverserait pas l’équilibre du Nouveau Mexique. Mais un mois plus tard, on a entendu qu’un coyote complètement siphonné avait été abattu par des flics dans une supérette d'Albuquerque après avoir dévoré une touriste française.

samedi 24 avril 2021

Journapalm 622

Et bientôt des vols habités sur Mars au départ d’une base en gravitation autour de la Lune… Lorsque la face cachée de notre satellite n’aura plus de secret pour les milliardaires Terriens, peut-être ceux-ci iront-ils faire changer leur sang dans une banque génétique du dernier chic installée sur la Mer de la Tranquillité. 
Alors les GAFA de demain dirigeront le monde depuis leur retraite distante de 384 400 kilomètres de la Terre où les coyotes continueront de chier dans la lumière fantomatique du crépuscule et dans les poèmes de Jim Harrison.

vendredi 23 avril 2021

Journapalm 621

Elle se réveille de grand matin, pleine d’entrain et d’enthousiasme, deux traits de caractères que j’apprécie en temps normal. Pendant que le café passe dans l’antique cafetière à filtre, elle lui raconte son rêve dans lequel elle assistait au seppuku de Mishima le 25 novembre 1970 puis elle avale une gorgée de café et déclare qu’elle va écrire un livre sur Mishima, et Brautigan aussi, sur le Japon, l’écriture et le suicide qui réunissent les deux auteurs, et que ce sera un livre décalé et un peu dingue. Je trouve l’idée séduisante mais je me méfie de mon imagination, surtout le matin.

jeudi 22 avril 2021

Journapalm 620

Ils se sont connus aux urgences d’un hôpital de la Beauce, par une nuit à la con, pluvieuse et froide comme souvent en Mars. Pendant quelques semaines ça les a fait rire de se dire qu’ils soignaient leurs plaies dans la Beauce … Et puis dans son sommeil il parlait des falaises d’Étretat, comme une obsession. Elle aurait voulu lui demander quelle était cette histoire avec Étretat qui revenait toujours, mais il lui aurait répondu que c’est pas plus con que le Grand Canyon, alors elle n’a rien dit et, lentement, ils se sont perdus.

mercredi 21 avril 2021

Journapalm 619

09h09 : il ouvre les yeux, la tête pleine de poussières jaunes.
10h10 : il traverse la rue dans son costume à rayures, le calibre 38 dans son holster.
11h11 : le trafic est dense dans la ville côtière aux palmiers couleur tungstène.
12h12 : alternance d’ombre et de lumière sur son costume : succession de tunnels.
13h13 : Vintimille et son marché finissant : ses poissons morts sur le quai.
14h14 : sa cible grimace lorsqu’il tire, ses yeux se plissent comme ceux d’un chat.
15h15 : sur la route du retour il conduit en rêvant des falaises d’Étretat.

mardi 20 avril 2021

Journapalm 618

Son chapeau mou lui tombait sur les yeux. Le froid de janvier lui glaçait le sang jusqu’aux os, chacune de ses respirations embuait ses lunettes rondes. Tout le monde se serrait autour de lui sur le bastingage et il peinait à distinguer autre chose que des épaules et des coudes, des dos et des têtes. Alors quand on lui demande à quoi a ressemblé son premier contact avec New York, il répond : un coin de mer et l’angle d’une tour, entre une épaule et un coude.

lundi 19 avril 2021

Journapalm 617

Il longe les grilles en marchant d’un pas lent et mal assuré, jetant des regards inquiets à la bâtisse, saturation de gris et de murs. Derrière les minuscules fenêtres à barreaux, des mains sont tendues dans le vide, comme pour saisir le vide, des mains sont serrées en poings rageurs comme une promesse de violence à venir. Et puis il y a ces cris, incessants, des cris de rage et de douleur, des cris qui ne possèdent plus rien d’humain et qui résonnent au-dessus de lui : la bande son de ses vingt prochaines années.

dimanche 18 avril 2021

Journapalm 616

Il y a ces trois barres d’immeubles bien blanches qui se découpent sur un ciel gris tirant sur l’orage, posées là sur un bloc de béton au milieu d’une étendue d’herbes hautes et grasses.
Cent mètres devant les tours, quelques petites maisons jumelles et mitoyennes de briques, des jardins qui ressemblent à des aires de jeux avec leurs toboggans en plastique et leurs piscines de la taille d’un enfant.
Et il y a tout ce qu’on ne voit pas mais que l’on imagine, entre les deux.

samedi 17 avril 2021

Journapalm 615

Le Dodge en avait vu d’autres. Le vieux Jim ne comptait plus les campagnes de prospection à son volant en toutes saisons, les gros pneus à crampons du Dodge qui creusaient des sillons profonds dans le sable ou accrochaient la glace dure recouvrant le lac. Il se souvenait de matins piquant de givre et de ciels pommelés de nuages aux contours roses dans une fin de journée froide et sèche. Cette fois pourtant, les choses seraient différentes : il s’agissait de sa dernière campagne. Le Dodge et le vieux Jim rentreraient ce soir au garage et n’en ressortiraient plus.

vendredi 16 avril 2021

Journapalm 614

Face au vaste océan qui colonise l’horizon devant ses yeux, elle n’hésite pas un instant. Sa minuscule planche coincée sous l’épaule, elle détale dans l’écume, fonce vers les profondeurs tumultueuses dans l’éclat orange du couchant. Des mouettes curieuses volent en boucles hasardeuses au-dessus d’elle, accompagnent ses derniers balbutiements par des cris rauques que bientôt elle n’entend plus. La vague est plus haute qu’un gratte-ciel, elle fonce vers elle à la vitesse d’un cheval de course au galop, entrainant dans son sillage des millions de tonnes d’eau. Debout sur sa planche, elle dompte la furie déferlante, quelques secondes avant l’éternité.

jeudi 15 avril 2021

Journapalm 613

Depuis qu’il sait que les saumons ont un odorat mille fois plus développé que celui des chiens, il a remplacé ses beagles par des saumons qu’il élève dans une piscine hors sol dans un quartier résidentiel de Montréal. Les voisins ne lui adressent plus la parole, sa femme a décidé de le quitter. Mais cela ne le dérange pas, de toute façon, il ne supportait plus cet air demeuré, légèrement hautain, que partageaient les beagles et son épouse.

mercredi 14 avril 2021

Journapalm 612

Paris le rendait dingue, le bruit et les odeurs du boulevard périphérique surtout, et puis la concentration humaine, tous ces gens partout, tout le temps, comme chiés par un clébard invisible sur les trottoirs. Alors il a rendu le tablier, l’ordinateur, le scooter, il a déposé la folie et il s’est tiré dans un bled perdu, un de ces bleds qui ont un nom de décor dans un film des années cinquante, dans le Cantal. Là, il a ouvert une épicerie et pour lui tenir compagnie il a pris un mainate qui fume des blondes sans filtre.

mardi 13 avril 2021

Journapalm 611

Dans un ciel qui n’est plus tout à fait celui du crépuscule et pas encore celui de l’aube, une nuée d’étourneaux vole de manière imprécise et sauvage au-dessus des donjons. En proie à une vive tension je les observe en redoutant quelque chose. Lorsqu’ils piquent en rase motte à proximité du sentier, je peux les détailler et je comprends alors l’origine du trouble : aucun de ces oiseaux ne possède de tête, ils volent décapités et fous, comme portés par un élan suicidaire impossible à rassasier.

lundi 12 avril 2021

Journapalm 610

Chaque soir il réalise l’ascension de la route qui s’enroule sur la montagne sacrée, douze kilomètres de goudron chauffé à blanc par le climat aride et sec de l’été grec, son souffle calme et régulier au diapason de ses jambes, et la promesse jamais comblée d’un renouveau qui l’attendrait au sommet, avant de basculer au-dessus de la baie déserte, là où l’écume de crépuscules pleins de vie vient se heurter aux rochers figés dans une minéralité intemporelle.

dimanche 11 avril 2021

Journapalm 609

Lorsqu’elle ouvre la porte de sa cabane au petit matin, elle contemple la vallée hérissée de milliers d’arbres nus dont il ne reste que des troncs foudroyés. Les feuilles mortes se sont accumulées devant la cabane, recouvrant les murs et le toit, comme poussées par un vent d’une force biblique. La forêt est nue et confuse de solitude, les animaux affolés se sont enfuis pour agoniser dans l’abreuvoir de la rivière irradiée. Le silence se cristallise au-dessus de la vallée hantée et ranime les spectres d’un temps révolu. Elle frissonne et referme la porte.

samedi 10 avril 2021

Journapalm 608

S’endormant sur les pages de son livre, l'enfant se réveille au milieu de la nuit, étonné d’entendre le souffle du vent furieux à travers les rangées de tuiles de sa cabane. Le sifflement, aigu et profond à la fois, raconte une histoire dont il ne saisit que l’orientation mais dont les nuances lui échappent. Alors l’enfant se redresse, étouffe un bâillement, se frotte les yeux puis se lève et remet du bois dans la cheminée. Contemplant un moment le spectacle de l’apocalypse derrière la vitre, il frissonne et s’installe devant le feu, son épais livre sur les genoux.

vendredi 9 avril 2021

Journapalm 607

Des parents rendus schizophrènes par les délais impitoyables que fixent des cadres sous xanax et qui ne peuvent pas suivre leurs gosses collés à cet ordinateur qui remplace le professeur masqué… Des gamins qui pour certains n’ont jamais vu le visage de leurs camarades de classe, des semaines qui ressemblent à des lundis permanents… L’avenir psychologique des jeunes enfants promet de grandes aventures que l’on regardera en mangeant du pop-corn comme s’il s’agissait du cinéma de Kitano, plein de yakuzas, de sang et de coups de feu.

jeudi 8 avril 2021

Journapalm 606

Il décide d’entrer en grève comme des trains entrent en gare et des psychotiques entrent en guerre. 
Grève de tout ! Grève des réponses, de l’habillement et de la station debout. Grève de l’ennui, aussi. 
Désormais il restera à poils dans son lit, ne répondra pas au téléphone qui ne sonnera pas car tout le monde est déjà parti loin d’ici, dans des pays imaginaires où la guerre du tout a vaincu l’attente du rien. Il restera allongé et attend les escarres en leur promettant de prendre soin d’elles comme s’il s’agissait d’un bouquet de primevères.

mercredi 7 avril 2021

Journapalm 605

Une bicyclette de rien du tout, aux roues voilées, le cadre recouvert de rouille et le guidon désaligné. C’est pourtant tout ce dont il dispose dans sa fuite à travers le pays, sur les petites routes de campagne, pour atteindre la centrale et les réacteurs qu’il doit stopper. Mille kilomètres d’échappée à travers champs et labours, en espérant éviter les hordes ennemies qui peuvent rouler dix heures d’affilée sur des Triumph TR6 en se nourrissant d’écureuils irradiés.

mardi 6 avril 2021

Journapalm 604

Son corps n’est pas entrainé à enchainer de longues heures de marche dans les sentiers de moyenne montagne. Elle a le souffle court, la gorge sèche à cause des cigarettes et du manque d’eau. Ils décident d’une pause à l’ombre d’un pin et elle fronce les yeux pour observer le scintillement de la mer à l’horizon. Tous les deux savent que ce sera leur dernière promenade, la dernière d’une très courte série, avant qu’elle ne soit hospitalisée. Mais aucun n’y pense ou du moins aucun n’en parle, demain viendra bien assez vite.

lundi 5 avril 2021

Journapalm 603

Toujours assise sur le même banc du parc, la vieille femme lit un livre. Chaque jour ou presque, un livre différent. Quand elle lit, son visage parcheminé parait apaisé, comme si la lecture la complétait tout à fait. Un jour le banc est resté vide, et le lendemain aussi. J’imagine que quelque part dans un appartement silencieux du centre-ville quelqu’un empile dans des cartons des centaines de livres. Qui vont-ils compléter, désormais ?

dimanche 4 avril 2021

Journapalm 602

On l’aperçoit depuis tous les quartiers de la ville mais on ne le remarque pas. C’est un immeuble comme il y en a tant d’autres et que l’œil distingue sans le voir, un arbre de béton parmi une forêt de façades pâles. J’ai accompli un voyage de huit mille kilomètres pour l’observer et je peine à croire que c’est du sommet de cette tour insignifiante que mon père a choisi de sauter il y a vingt ans, au cours d’un voyage d’affaires.

samedi 3 avril 2021

Journapalm 601

Ils convergent ici par wagons de corps collés les uns aux autres, couperosés, des plis de graisse blanche oscillant lorsqu’ils en descendent sur leurs jambes courtes. Leurs regards sont morts ou en passe de l’être mais leurs yeux gonflés par la pharmacopée s’illuminent lorsque le grand palais du commerce ouvre ses portes à dix heures. Alors ils se pressent à l’intérieur et se bousculent pour assouvir leur besoin de consommation. Debout sur son balcon doré au-dessus de la mêlée, le divin chauve au sang recyclé contemple le chaos, tout sourire, sa coupe de champagne à la main.

vendredi 2 avril 2021

Journapalm 600

Pendant cette réunion rasante lui revient l’image de figurines alignées sur le rebord du convecteur électrique, dans la lumière froide d’un dimanche de novembre. Un souvenir échappé du grand bazar de sa mémoire et qui ressurgit là, sans queue ni tête. Il se rappelle que les pattes du cheval avaient commencé à fondre avec la chaleur et qu’ensuite il avait conservé un cheval boiteux dans sa boite à jouets. S’intéressant un instant aux participants à la réunion, il observe leurs bras et leurs jambes croisées, leurs têtes moroses puis il se lève et quitte la salle sans un mot.

jeudi 1 avril 2021

Journapalm 599

Dans ce wagon d’antan aux boiseries laquées et au plancher verni l’usage du skateboard est interdit. L’enfant se fait sermonnée par une femme replète, boudinée dans un costume qui empeste la naphtaline : « ce n’est pas un lieu pour s’amuser en planche à roulettes ! » Il la regarde avec curiosité, comme on regarde une publicité ancienne dans un journal d’autrefois. Deux agents des transports entrent alors dans le wagon en agitant des clochettes en étain. Ils sont également prêtres, poinçonnent les titres de transport et donnent l’eucharistie : partout on optimise.