mercredi 30 juin 2021

Journapalm 689

Elle roule en Porsche, pratique la chirurgie plastique dans une clinique privée dont elle détient la majorité des parts et joue au golf chaque samedi matin. Elle possède un QI de 160, une résidence secondaire à Ramatuelle, taille 36 malgré ses cinquante ans et n’a pas eu besoin de recourir aux services d’un collègue pour refaire ses seins parfaits au naturel. Pourtant chaque soir elle refuse les invitations à des repas, soirées et autres festivités, préférant rentrer chez elle, enfiler sa robe de chambre et lire des auteurs de la beat génération, maudits, toxicomanes et alcooliques notoires.

mardi 29 juin 2021

Journapalm 688

Le store électrique qui remonte, les échos lointains d’un avion, le brouhaha indécis d’une voiture, le bourdonnement fatigué d’une camionnette, le sifflement pachydermique d’un poids-lourd et puis entre deux plages de trafic routier, les piaillements d’un passereau et les chants de deux oiseaux qui dessinent une ligne de portée sur l’aube. Tous prisonniers d’un quotidien qui se répète ad nauseam, en surimpression d’une vie qui a perdu toutes ses nuances à force de copier-coller les instants qui comptent.

lundi 28 juin 2021

Journapalm 687

Arrivés sur le toit de l’immeuble, ils sont restés silencieux un moment, comme frappés de stupeur. Le vent soufflait fort, menaçant de les renverser comme de vulgaires pantins. Ils se tenaient aux grilles des imposants climatiseurs pour conserver leur équilibre. Et puis l’un d’eux a parié qu’il avait les tripes de se lâcher et même de marcher jusqu’au bord du toit. Il n’avait plus rien à perdre, la chute ne l’inquiétait pas. Les autres ont tenu le pari aussi s’est-il mis à marcher. Mais une rafale l’a soulevé et il a disparu dans le ciel, gobé par un cumulus.

dimanche 27 juin 2021

Journapalm 686

Le neuvième livre est tombé de l’étagère sans que personne ne s’en soit approché, comme jeté au sol par un puissant courant d’air. Mais fenêtres et volets restaient clos depuis des semaines et depuis longtemps la demeure plongée dans le noir ne résonnait plus d’aucun souvenir de vie. Pourtant le neuvième livre est tombé et le bruit sourd a fait sursauter les enfants. Dans l’éclat de la torche que tenait le plus grand, on apercevait le livre ouvert sur le plancher et ses pages qui tournaient seules. Alors tous les gamins ont détalé comme des lapins.

samedi 26 juin 2021

Journapalm 685

Après avoir accompli trois révolutions autour du globe, il se posa dans un coin abandonné aux herbes hautes et aux coquelicots. S’allongeant sur le tapis végétal en prenant garde de ne pas écraser trop de coccinelles, il fixa le ciel bleu et entreprit de cartographier les cumulus qui défilaient au-dessus de lui. Son congé sabbatique s’achevait aujourd’hui, et le lendemain il retrouverait le bureau pour un lundi qui cristallisait déjà tous les lundis du monde. Alors à cet instant il décida que tous les lundis à venir seraient des coccinelles.

vendredi 25 juin 2021

Journapalm 684

Après quatre décennies tout ce qu’il reste de ce transatlantique, c’est un squelette naval échoué sur un banc de sable, à la façon d’une baleine rouillée. Les habitants de l’île qui avaient pillé le navire, égorgé les hommes d’équipage et violé les passagères sont tous morts depuis longtemps, de malnutrition ou de malaria. Sur l’île, une végétation épaisse et verdoyante a mâché les ruines de leurs paillotes et des papillons multicolores volent d’une fleur exotique à l’autre tandis qu’au cœur de la forêt résonnent les cris des vieux singes, derniers témoins à avoir vu des hommes.

jeudi 24 juin 2021

Journapalm 683

Il voulait trouver une femme de l’Est, et à tout prendre, il préférait une Hongroise parce que, disait-il, les Hongrois avaient renversé les cocos avant les autres. C’est ainsi qu’il partit pour Budapest au début du mois de mai, avec de l’argent en liquide et une valise pleine d’habits raffinés. Avec l’âge, son ventre avait enflé, son visage grêlé mais qu’importe, il voulait ramener une Hongroise pour finir ses jours. Il m’a envoyé des cartes postales, trois exactement, et avec la dernière, une photographie de bottes : tout ce qu’il restait là-bas d’une statue de Staline renversée en 56.

mercredi 23 juin 2021

Journapalm 682

Derrière le mur au carrelage sale, il y a ce bar à l’angle de la rue. Les piétons qui s’en approchent doivent baisser la tête et empoigner leur col pour affronter les bourrasques. Il pleut souvent ici, et le grésil ne s’absente jamais très longtemps. Quand on entre dans le bar, vos lunettes se chargent de buée, la chaleur vous assaille et l’odeur des alcools vous prend à la gorge. Il suffit de s’accouder au zinc et de commander. Ensuite, on contemple l’océan derrière la vitre, le temps et les nuages qui passent, comme un succédané de voyage.

mardi 22 juin 2021

Journapalm 681

La double bande jaune au milieu de la route distillait une impression d’exotisme qui troublait ses sensations. Après plus d’un millier de kilomètres parcourus dans le panier du side-car pétaradant, elle somnolait plus souvent qu’elle observait le paysage. Pour se distraire, dans les lignes droites, elle feuilletait un dictionnaire de citations à la couverture défraîchie et aux pages cornées. Soudain elle eut l’idée de chercher l’entrée side-car et elle s’enthousiasma de lire la définition « motocyclette à panier adjacent ». Alors, reportant son attention vers les forêts qu’ils traversaient elle pensa « je suis une passagère adjacente ».

lundi 21 juin 2021

Journapalm 680

Il commence à la base de la fenêtre du deuxième étage, juste à l’aplomb du toit, pour filer tout droit en pente vertigineuse jusqu’à deux mètres du sol. Tout ce qu’on balance depuis la fenêtre glisse à toute vitesse puis bascule dans le vide et tombe dans la benne située en dessous. C’est un toboggan sinistre, celui de la destruction, celui du dernier déménagement d’une maison qui en connut d’autres. Mais les usines de sidérurgie ferment pour de bon alors il faut partir, tenter sa chance ailleurs et laisser la forêt recouvrir ses souvenirs, effacer ses traces.

dimanche 20 juin 2021

Journapalm 679

Le jour d’avant, dimanche de printemps finissant, sentait les foins et le ciel crépitait d’éclats colorés qui, en retombant, continuaient de briller longtemps au-dessus du lac. Sur la berge, des enfants jouaient au ballon ou à chat, les adultes jouissaient des bienfaits d’une soirée indolente dont aucune perspective de lendemain ne semblait pouvoir atténuer la vertu apaisante.
La bombe fut lâchée au-dessus du pays à 8h58 le lundi matin avec l’assurance que, désormais, la question du lendemain venait d'être définitivement tranchée.

samedi 19 juin 2021

Journapalm 678

Pendant que d’autres attendaient un bus, un amant, un patron, un orage, un gratin dauphinois ou une bière, elle prenait en photos toutes les statues de la ville. On l’apercevait dans les parcs, les musées, au détour d’une fontaine concassée par la canicule de juillet, une casquette blanche enfoncée sur le crâne et son appareil photo en bandoulière. Elle ne parlait pas, ne regardait personne, ne s’asseyait jamais et poursuivait sa mission de recensement du monde sculptural avec une abnégation sidérante et un peu absurde, comme une marche interminable le long d’une route perdue dans le désert du Nouveau-Mexique.

vendredi 18 juin 2021

Journapalm 677

Elle lui répétait chaque soir qu’il travaillait trop, qu’il s’investissait trop et que son crâne risquait la surchauffe en permanence. Elle avançait une théorie là-dessus, comme sur tout le reste : sollicité autant, le cerveau finissait par entrer dans un mode de protection où il ne retenait plus rien. Elle disait que le cerveau devenait comme une éponge posée sur une pierre dans la vallée de la mort.
Un soir il oublia de rentrer et il partit avec une femme qui ne passait pas son temps à avancer des théories brumeuses en abusant d’absurdes métaphores.

jeudi 17 juin 2021

Journapalm 676

Malgré sa filiation directe avec le fameux Vlad Tepes, Emil Turcitul n’avait pas hérité des attributs ayant contribué à la légende de Dracula. Vampire de troisième classe goûtant peu le sang humain et ne s’en sustentant que pour d’évidentes raisons de survie, il pratiquait en outre la méditation transcendantale et donnait de son temps chaque samedi comme bénévole dans un foyer de sans abri. Lorsqu’il mourut de déshydratation après être tombé dans un terrier de lapin géant au milieu de la steppe mongole un jour de Pâques, aucun autre vampire ne s’inquiéta de sa disparition.

mercredi 16 juin 2021

Journapalm 675

S’enrichir, prospérer, amasser, bâtir des empires, investir : ils rêvent de posséder le plus grand volume de fractions du monde, collectionnant propriétés, terrains, bureaux, voitures et montres. On les encourage à pousser le curseur toujours plus loin, la Terre montrant ses limites, ils vont acheter des bouts de Lune pour y vivre cent ans garantis avec la médecine à six zéros sur le chèque. Les transgéniques dorés surfent sur les dépouilles encore fumantes de l’éthique, accrochés au cordon de la bourse comme des singes à leur régime de bananes. Et la plèbe les bade en quémandant sa part.

mardi 15 juin 2021

Journapalm 674

Le nouveau monde se situe juste en dessous du 45ème parallèle nord, là où sous d’autres longitudes, le Canada et les USA départagent leurs frontières. Un panneau marque l’emplacement théorique de ce 45ème régiment de géographie, sur le bord de la route, à la sortie d’un virage, six kilomètres après le panneau barré signalant la sortie de la commune baptisée « Le nouveau monde ». Quinze maisons, trois platanes au milieu, une boulangerie et une supérette pour commerces : les rares conducteurs qui se hasardent ici sont tous un peu déçus par leur expérience du nouveau monde.

lundi 14 juin 2021

Journapalm 673

Au douzième jour consécutif de canicule, les commerçants du centre-ville se rassemblèrent sur la place du marché à neuf heures du matin. La température atteignait déjà les 26 degrés quand ils se mirent à danser autour d’un horodateur et à lancer des incantations en direction du ciel. Le maire vint tenter de parlementer mais on lui rétorqua que la danse de la pluie continuerait jusqu’à quatorze heures, ainsi que le voulait la règle des anciennes tribus amérindiennes. Alors le maire fit charger un bus de CRS déguisés en yankees.

dimanche 13 juin 2021

Journapalm 672

Dans le fond d’une salle obscure, un instrument de musique émet des distorsions aigues qui produisent une mélodie semblable à celle que les charmeurs de serpents hindous jouent à des cobras pourtant sourds.
Un grand écran de toile claire se déroule alors sur le mur et une lumière blanche tombe de la cabine du projectionniste. Les enfants installés au premier rang manifestent leur enthousiasme par des cris perçants. Toutes les autres bobines de films ont brûlé alors ils vont regarder le Frankenstein de James Whale pour la quatre-vingt-deuxième fois.

samedi 12 juin 2021

Journapalm 671

Lorsqu’à la fin des temps il ne resta plus de la Terre qu’une minuscule île de cinquante mètres carré surnageant sur une planète remplie d’océans de mélasse opaque ainsi qu’un pommier donnant quelques fruits au centre de l’île, il s’assit sur la dernière chaise encore existante et il assista à six couchers de soleil successifs depuis son poste d’observation condamné. Dieu poussa un soupir de soulagement vaguement nostalgique : il s’était quand même bien amusé avec cette Terre. Et le septième jour, il croqua une pomme.

vendredi 11 juin 2021

Journapalm 670

Il est vrai qu’Edgar est mort en 1849, à l’âge précoce de quarante ans sans que l’on ne sache précisément de quoi mais il faut bien mourir de quelque chose… On dit qu’il repose au cimetière de Baltimore sous une stèle décorée d’une gravure de corvidé. Mais en réalité, un cerveau brillant comme le sien n’admet guère de repos et deux siècles plus tard, il continuera à danser la gigue. Le crâne d’Edgar, objet de toutes les convoitises, a depuis longtemps déserté sa dépouille, remontant la rivière Patapsco sur les traces de fantômes déguisés en corbeaux subaquatiques.

jeudi 10 juin 2021

Journapalm 669

Un chapeau mou, informe et vaguement tâché sur la tête pour dissimuler ses cheveux ramenés en un chignon approximatif, elle descend de la voiture et fonce en direction des poissons. Nous n’avons pas bu, ce sont bien des poissons d’un mètre de large fichés dans le sol : une enseigne décolorée par le soleil du Dakota qui indique le point de vente à emporter. Enfant, ma mère m’obligeait à manger un écœurant fish and chips chaque vendredi. Aujourd’hui je n’aime toujours pas le poisson mais en cavale et le ventre vide, nous n’avons plus le choix.

mercredi 9 juin 2021

Journapalm 668

Ces oiseaux ont poussé au milieu du néant en une seule nuit. Les campeurs venus s’isoler dans ce bout de terre perdu, écrasé par un ciel pourtant bien trop vaste pour inspirer la sérénité, se sont réveillés au petit matin cernés par des volatiles hauts comme des immeubles. Et les oiseaux ont entrepris de picorer le monde en commençant par les tentes à montage rapide qu’ils considéraient comme des sucreries à déguster en guise d’apéritif. Quant au plat principal, il continuait de crier et de courir nu entre les rangées de voitures.

mardi 8 juin 2021

Journapalm 667

L’empereur de la chaussure s’est fait bâtir une maison en forme de soulier au bord de l’autoroute qui traverse le pays. Il ne s’agit pas d’une simple maquette mais d’un authentique logement comprenant un séjour, deux chambres, une salle de bains et une cuisine (située dans le talon). Les automobilistes pressés sont des milliers à passer devant chaque jour, sans même l’apercevoir. Depuis l’avènement d’internet, certains sites en font mention avec un avis laconique « à voir si vous n’avez rien d’autre à faire ». Alors quelques touristes curieux s’arrêtent, photographient la maison et repartent aussi sec vers les plages.

lundi 7 juin 2021

Journapalm 666

Cette nuit de novembre en transit dans un aéroport est restée présente dans son esprit alors qu’il ne lui était rien arrivé de remarquable. Pourtant il avait noté sur son carnet à spirales des impressions de voyage, des mots simples mis bout à bout pour former des souvenirs sur une ligne en forme de lunette longue portée.
Vingt ans plus tard, à l’enterrement de ses parents, il se souvient de cette nuit d'aéroport et des avions qui décollaient sans lui. Aujourd’hui il règne la même ambiance de zone de transit entre les stèles du cimetière.

dimanche 6 juin 2021

Journapalm 665

Elle répétait souvent que son truc c’était les voyages et que celui qu’elle avait en tête maintenant se situait entre les Rocheuses et les grandes plaines de l’ouest, à Boulder, Colorado. On lui répondait qu’elle pourrait envisager les choses sous un autre angle, parce que dix voyages aux USA en douze ans, ça représentait déjà un chiffre drôlement élevé, et qu’il serait peut-être intéressant d’aller voir ailleurs à quoi ressemblait le monde. Alors son visage se renfrognait, elle secouait la tête vigoureusement et s’enfermait dans trois jours de mutisme. Notre mère nous a vraiment dégoûté des USA.

samedi 5 juin 2021

Journapalm 664

Après avoir cherché la petite bête des heures durant, il l’a trouvée, armée d’un immense couteau dont l’être arachnoïdien tenait adroitement le manche à l’aide de la moitié de ses pattes velues. Il la regarda un instant, comme frappé de stupeur inquiète. L’instant d’après le couteau s’abattit dans son cou et lui trancha la gorge. Il s’agissait d’une lame forgée par un forgeron japonais du XVème siècle réputé pour son habitude de s’adresser à ses interlocuteurs en leur coupant la parole et les cheveux en quatre.

vendredi 4 juin 2021

Journapalm 663

Longtemps elle a pensé que chaque fois qu’un tremblement de terre se produisait, c’était parce qu’un géant assommé de fatigue s’asseyait en pyjama sur son lit et remontait son antique réveil. En grandissant elle a compris que les géants ne possédaient pas de réveil particulier que l’on remonte, puis qu’il n’existait pas de géant, puis que les choses arrivaient parce qu’elles arrivaient – et les tremblements de terre aussi.

jeudi 3 juin 2021

Journapalm 662

Cette comptine tourne en boucle dans son esprit, cet air entêtant et ces paroles puériles. Alors il essaye de fixer son attention sur la fille en maillot deux-pièces assise sur sa serviette et qui fume une fine cigarette. Il se demande à quoi elle peut penser sous son chapeau en paille à larges bords, le regard dissimulé par des lunettes de soleil, la tête tournée vers le large, comme pénétrée de grandes questions existentielles. Elle essaye pourtant de se souvenir des paroles de cette comptine qu’enfant elle aimait tant…

mercredi 2 juin 2021

Journapalm 661

Les humains agissent machinalement tandis que les ordinateurs apprennent l’intelligence artificielle. Les impôts nous assomment mais on bade des footballeurs sachant à peine parler et qui gagnent des salaires indécents… Les conversations ne changent pas au zinc du bistrot en bas de chez lui, il en arrive à regretter le confinement qui le tenait à l’écart de ces hommes robots enfilant les lieux communs et les verres de blanc. Si seulement la météo redevenait normale… Ah ! Voilà qu'il s'y met, lui aussi...

mardi 1 juin 2021

Journapalm 660

Si vous poursuivez ce chemin de terre creusé d’ornières et de sillons humides de profondes flaques d’une eau boueuse, vous atteindrez le bout du monde. Il vous faudra rouler quelques heures à peine, et comme il n’y a pas de station essence vous ne pourrez pas effectuer le voyage retour. Vous trouverez des abris en tôle ondulée, des maisons approximatives en zinc, des amoncellements de débris, des empilements de pneus en colonnes futiles et des arbres détrempés de pluie qui n’ont jamais aperçu d’êtres humains. Mais vous pourrez dire que vous avez atteint le bout du monde.