Après avoir passé son enfance à ingérer des endives bio et à tisser des pantalons en lin naturel avec ses parents fumeurs de cannabis en Corrèze, Capucine eut dix-huit ans et réalisa son rêve : sortir avec un boucher qui roulait dans un gros 4x4 diesel et qui carburait au Jack Daniels.
Elle compta jusqu’à deux-mille trois et puis elle tomba inconsciente, raide et folle. Le précédent record avait été pulvérisé : la dernière fois qu’elle avait compté les moutons, elle s’était interrompue à environ six-cent quatre-vingt puis elle s’était endormie jusqu’au lendemain. Cette fois la récupération serait plus longue mais déjà on préparait le méchoui pour fêter son prochain réveil. Un record pareil, il convenait de marquer le coup.
Elle compta jusqu’à deux-mille trois et puis elle tomba inconsciente, raide et folle. Le précédent record avait été pulvérisé : la dernière fois qu’elle avait compté les moutons, elle s’était interrompue à environ six-cent quatre-vingt puis elle s’était endormie jusqu’au lendemain. Cette fois la récupération serait plus longue mais déjà on préparait le méchoui pour fêter son prochain réveil. Un record pareil, il convenait de marquer le coup.
Chaque soir lorsqu’il allait se coucher, il se rêvait mercenaire dans un monde étranger plein de couleurs et de tumulte que les locaux regardaient passer avec un mélange de crainte et de respect. Mais chaque matin il se réveillait dans son urine chaude et ses draps souillés puis il se mettait à pleurer en constatant que personne ne s’intéressait à lui car depuis longtemps déjà il était le dernier être vivant sur cette planète.
Depuis toujours il avait entendu son grand-père assortir ses plaintes acariâtres d’un tonitruant « tu me prends pour un jambon ? » quand il estimait qu’on se moquait de lui. Lui adopta cette phrase comme un tic et se mit à la prononcer à tout bout de champ. Sauf qu’un jour il rencontra une fille schizophrène qui confirma que oui, elle le prenait bien pour un jambon, au point de le découper en petits cubes avant de le déguster à la poêle avec un peu de beurre et des échalotes.
« Vingt-deux millions d’années plus tard, il ne restera rien de cette planète vaguement verte qui, vue d’ici, ressemble à un petit pois tombé dans un potage de marrons. Et vous pouvez me croire, les hommes qui auront colonisé la galaxie d’ici là mangeront autre chose que des petits pois.
- Des petits pois peut être, répondit une voix faiblarde dans le fond de la classe, mais mon papi il dit que la crème de marrons ça fait pousser les biscottos. Et c’est drôlement utile les biscottos pour conquérir la galaxie, non ? »
Max tira un coup de feu juste pour le frisson. Il s’agissait du premier depuis sa libération et l’activité qui lui avait le plus manqué au cours de ces dix ans d’incarcération. Un coup de feu, un seul, loin de la route, dans un endroit perdu de la vallée de la mort. Sauf que ce jour-là un facteur doté de mollets d’acier pédalait sur sa bicyclette équipée de pneus à crampons pour apporter le courrier chez un ermite habitant une cave troglodyte. Comble de malchance, le facteur reçut la balle en pleine tête.
Après qu’il eut mis le feu en préparant une crème brûlée puis foncé dans un piéton pour élaborer une crème renversée, l’entourage de Gaëtan parvint à le convaincre de renoncer à ses aspirations de cuisinier. Il décida de se lancer dans la confection de casquettes pour animaux. Après avoir fabriqué une casquette en cuir bicolore munie d’une hélice en plastique et d’une mentonnière, il essaya de l’apposer sur la tête du lion d’un zoo et mourut d’un coup de griffe. Durant la réception qui suivit ses obsèques, on dégusta des meringues artisanales.
Sa vie a basculé un mardi : il s’en souvient car c’était jour de marché. Il venait de fêter ses vingt-et-un ans et son diplôme d’électricien. Il avait bu un coup de trop avec ses amis d’enfance dans le bar du village et il rentrait à pied jusqu’à chez lui, une mansarde délabrée qu’il louait trop cher à une vieille femme livide et desséchée. C’est à ce moment-là qu’un formidable coup de tonnerre a retenti et qu’il a été traversé par la foudre de la tête jusqu’aux pieds. Depuis ce jour-là il se déplace en fauteuil électrique.
Juste avant de fermer le sas du vaisseau spatial, il se retourna et contempla les territoires arides de l’astéroïde sur lequel ils s’étaient posés. Un instant il crut apercevoir de la fumée monter derrière un massif calcaire. Mais il était tard et ils devaient décoller sans plus attendre afin d’accrocher la bonne fenêtre gravitationnelle pour retourner sur Terre. Alors dans un énorme rugissement atomique, les moteurs vibrèrent et le vaisseau décolla en abandonnant derrière lui et dans l’indifférence le premier barbecue extraterrestre cannibale.
Jeter une canette de coca-cola vide depuis le dernier étage de la tour Eiffel un jour de vent soufflant à quatre-vingt kilomètres heure, Marianne avait pensé que cela aurait pu être sympa. C’était sans compter sur l’évènement coordonné et fortuit de la descente en parachute du député maire de Neuilly qui reçut la cannette en plein visage, la languette de celle-ci allant jusqu’à lui crever l’œil droit. Une fois descendue de la Tour Eiffel sous escorte policière, Marianne eut droit à acheter un ticket de loto mais il était perdant.
Toute ressemblance avec des personnages réels serait purement fortuite. Il reposa le livre et jeta un regard anthracite à sa fille. « Tu te foutrais pas de ma gueule ?J’ai bien compris que c’est moi le personnage débile de ton bouquin ! »
Elle haussa les épaules et mit les poings dans ses poches comme elle le faisait depuis l’enfance. Lui qui se plaignait toujours de ne pas disposer d’assez de temps pour profiter de sa vie, elle lui offrait l’éternité sur papier et il trouvait encore le moyen de râler…
Devenir légiste, c’est un but comme un autre. Certains gosses rêvent de devenir pompiers, astronautes ou conducteurs de camion poubelle. Légiste, c’est pas plus con qu’autre chose, se disait le père en fumant sa cigarette avant d’aller se coucher. Demain serait une autre journée, lui souffla sa conscience, peut-être que le gosse aurait changé d’idée d’ici là… Alors le père tira une dernière taffe puis alla se coucher en rêvant que son fils devenait fonctionnaire des impôts.
De ce qu’il s’en rappelait, sa vie d’avant ne produisait pas de symphonique grandiloquente, plutôt une petite mélodie sans prétention mais jouée sans fausses notes. Or, depuis qu’elle était morte, les canards se multipliaient et il ne trouvait aucun instrument accordé de façon correcte avec lequel reprendre le cours de son existence. On l’avait pourtant prévenu que tout serait différent maintenant qu’elle n’était plus là et qu’il devait faire une croix sur ses ambitions de petite musique jouée sans couacs. Pourtant chaque soir en s’endormant il pensait à une guitare parfaitement accordée sur laquelle jouer ses airs préférés.
Après le Nebraska elle décréta qu’elle en avait vu assez pour le mois, que le spectacle des montagnes sauvages lui retournait le cerveau un peu trop violemment. Tu comprends, lui souffla-t-elle en proie à une tension inhabituelle, ça fait beaucoup quand on arrive de Nogent sur Marne. Il hocha la tête en souriant même s’il ne comprenait pas ce qu’elle racontait : il avait grandi en plein comté Sioux et tout ce qu’il savait de Nogent sur Marne c’était que sa grand-mère y fut majorette pour la fête du vin blanc dans les années soixante.
Son prénom était imprononçable, même par un champion du monde d’élocution. Il s’agissait d’un prénom inventé par ses parents, à une époque où sous l’influence de psychologues perturbés, on autorisa n’importe quoi : chalumeau, albator, biclou ou grande draisienne : le prénom de sa sœur qui ne mesurait pourtant qu’1m58 au plus fort de la saison des pluies. Il n’aimait pas son prénom mais on ne l’aimait pas non plus, ni lui ni son prénom qu’on ne savait pas prononcer ; aussi le condamna-t-on à la pendaison un lundi de Pâques où l’asile psychiatrique organisait des portes ouvertes.
L’homme avait pris l’habitude très jeune de tracer un trait sur le mur de sa chambre après chaque journée supplémentaire vécue. Après dix ans, il contempla le résultat depuis son lit, estomaqué à l’idée que de ces milliers de jours enfuis, il ne gardait souvenir que d’une poignée.
Vingt ans supplémentaires passèrent et il ne trouva plus de place sur le mur de sa chambre. Alors, pour éviter de mourir, il changea de chambre et recommença à zéro sur un mur vierge.
Elle pensait qu’un bus scolaire jaune dans son jardin ajouterait une touche d’exotisme qui impressionnerait tous ses voisins. Mais quand son mari a eu l’idée d’apprendre à jouer du violon et qu’il s’y est attelé chaque soir en rentrant du bureau, elle a emménagé dans le bus installé sur sa pelouse et s’est félicité à plusieurs reprises de ne pas avoir choisi un jardin zen japonais pour décorer son extérieur.
Il prend son repas à vingt-heures quinze, se couche chaque soir à vingt-deux heures, s’endort six minutes plus tard en moyenne. Il vit dans une tour du XIIIème arrondissement et le samedi soir, il contemple les lumières de la ville en se demandant où iront tous ces gens une fois qu’ils seront morts : existe-t-il des supermarchés qui vendent des poulets coco dans l’au-delà ? Internet ne lui apporte pas la réponse, alors il la cherche seul, accoudé au balcon de sa nuit parisienne, tandis que les pigeons défèquent en apesanteur.
Elle vouait une vénération pour Thoreau et possédait tous les bouquins de Kerouac en plusieurs langues, surtout celles qu’elle ne parlait pas. Elle utilisait un shampoing à la bave d’escargot élaboré par un groupe de hippie de San Francisco qui célébrait encore les poètes Beat à l’heure d’Internet et de l’intelligence artificielle. Il ne faisait aucun doute qu’elle ne résisterait pas à l’avenir qui s’annonçait, replié sur lui-même et agressif, individualiste en diable et stupide au dernier degré. Elle se suicida en avalant trois tubes de Xanax et en s’endormant dans son bain avec un livre de Brautigan.
Persuadé d’être né araignée, Hugues C. décida un jour de devenir lui-même. Il déménagea sa chambre au grenier, dans la poussière et les odeurs rances de renfermé, s’habilla de noir et laissa pousser barbe et cheveux sans bouger de son lit. Pour les repas, il se faisait livrer par transporteur privé un seau de mouches chaque midi.
Lorsque sa fille aînée eut dix-huit ans elle décréta vouloir prendre son indépendance et décida d’emménager avec son petit ami. Montant au grenier chercher de la vaisselle inutilisée, elle confondit son père avec une araignée et l’écrasa d’un coup de talon rageur.
La police a indiqué que des traces de freins ont été relevées une cinquantaine de mètres en amont de l’endroit où la barrière a été pulvérisée. D’après l’expert, la voiture a effectué entre cinq et huit tonneaux avant de s’immobiliser dans le champ de maïs en contrebas puis de prendre feu. Le légiste n’a rien dit en revanche car aucun reste de corps n’a été retrouvé à l’intérieur de la carcasse calcinée. Un gourou avance qu’il aurait été dévoré par du maïs transgénique carnivore mais d’après un journaliste local, la théorie de l’enlèvement extraterrestre parait plus crédible.
Sur les rives du Mékong elle pagayait de toutes ses forces, assise à califourchon sur une planche de surf griffée aux couleurs vives d’un sponsor californien, filmée par un hélicoptère en vol stationnaire au-dessus d’elle. Dans quelques semaines le spot publicitaire se placerait à prix d’or entre deux actions du prochain superbowl, elle jouerait dans un film grand spectacle à l’autre bout de la terre tandis que sur le Mékong les locaux auraient tout oublié d’elle et reprendraient leurs activités sans se retourner.
Ils lui ont dit qu’elle était partie en voyage, quelque part où le ciel reste toujours bleu, même en hiver. Ils lui ont dit qu’elle profitait d’un air pur, loin des vicissitudes de février, dans un pays de Cocagne aux températures douces et aux embruns cléments. Lui, il a serré les dents en faisant semblant d’y croire, parce que la vérité était bien plus difficile à avaler que tous les hivers du monde et que le reste du chemin sans elle ressemblait plutôt au vide sidéral après l’explosion du soleil qu’à la Toscane au mois de mai.
C’est parmi tous ces originaux rassemblés dans un coin désert de l’ouest américain qu’il a décidé de devenir un ours. Jusqu’alors, une telle idée ne lui avait pas traversé l’esprit mais ce soir-là, alors qu’ils brûlaient le pantin de bois sur ses rondins, il a décidé que sa vie ne vaudrait rien s’il ne devenait pas un ours. Il s’est dissimulé sous une peau de grizzly et bientôt il est devenu un ours pour de bon, juste le temps d’atteindre la route avant de se faire plomber le cul par des chasseurs de passage.
Il a enregistré le bruit des grillons par une nuit d’été, sur une cassette de soixante minutes qui grésille avec le temps, mais au fond cela se marie bien avec le son des grillons. Les nuits d’hiver quand il se sent un peu trop seul et que le ronronnement des voitures sur le boulevard périphérique lui semble un peu trop pénible, il se passe la cassette des grillons, un casque sur les oreilles. Alors il ferme les yeux et il s’imagine vivre une vie en marge quelque part sur des chemins remplis d’ailleurs.
Elle avait décidé de partir. Avant même de savoir ce qu’elle ferait le lendemain, elle savait que cela se passerait loin d’ici et loin de tous les ailleurs auxquels nous pourrions penser. Parce qu’elle semblait toujours disposer d’un coup d’avance, peut-être même davantage, nous perdions le compte, elle nous épuisait. Le monde paraissait une balle de mouse dans sa main qu’elle tordait et compressait pour nous montrer ce que nous représentions pour elle : un simple jeu de rééducation.
Il savait qu’il n’obtiendrait rien d’elle : ses changements d’humeur permanents, ses châteaux en Espagne… Il se doutait bien qu’elle ne lui causerait que chagrin et tourments, et pourtant il restait là, tout près d’elle, comme si on lui avait confié une mission similaire à celle des saints qui sauvent les miséreux et les fous. Elle n’avait rien pourtant de misérable ni de fou, elle était un chien perdu un peu sauvage loin duquel il se sentait désarmé dans la nuit. Alors chaque soir, malgré les cris et les disputes, il revenait s’occuper d’elle.
Ses yeux se fixent sur les flammes les plus hautes, dont le jaune est si pur qu’il semble être à l’origine de tous les autres nuances de jaune. Le crépitement du feu déroule une bande sonore insolite à cette ultime nuit passée dehors. Il écoute les branches de bois craquer et se consumer en tournant leur moulin à prière rougeoyant depuis le foyer où des scories sont injectées dans l’obscurité. Demain ce sera la fin de la saison de la chasse et le retour à une civilisation qui reproduit le feu sur des écrans d’ordinateurs.
Le dernier livre que j’ai offert à ma mère était un roman d’Enis Batur à la couverture aussi verte qu’une pelouse anglaise un jour de pluie. Le jour où elle est morte, le soleil brillait très fort dans le ciel d’hiver et je ne sais pas où se trouvait Enis Batur, sûrement chez lui à Istanbul. Il faudrait que quelqu’un invente une application qui permette de savoir quel temps il faisait quelque part dans le monde à un moment du passé. Parce qu’on ne peut pas continuer à offrir des livres à sa mère de manière éternelle.
