jeudi 28 mars 2019

L'extrait du... 28 mars

"La modernité se reconnaît en ce qu'elle refuse d'accommoder les restes : comment faire manœuvrer dans ces champs peau de chagrin les volumineuses machines qui abattent en une heure le travail hebdomadaire de dix hommes ? Comment engraisser la terre sans que cet apport azoté profite au liseron et aux pâquerettes ? Comment empêcher les étourneaux de picorer le grain semé, avalant par là même la récolte escomptée ? Comment conseiller au paysan d'abandonner un sol ingrat en lui vantant les mérites du monde ouvrier et les délices de la cité ? Comment regrouper ce qui est dispersé : les champs, les maisons, les animaux ? Comment disperser ce qui est regroupé : les générations, les mémoires ? Le grand ensemblier, dans le secret de son cabinet, débarrasse une table encombrée. Sur ce terrain déblayé il redessina de vastes rectangles bien dégagés, traça des pistes stabilisées larges et étroites, et, jugeant que cela était bel et bon, apposa sa signature au bas de son grand oeuvre. La lettre de cachet expédiée dans la lointaine province, l'arasement pouvait commencer."

Jean Rouaud - Des hommes illustres (Minuit)

mercredi 27 mars 2019

L'extrait du... 27 mars

Le motard qui est en moi ne pouvait rester plus longtemps dans la méconnaissance du "Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes" publié par Robert M.Pirsig en 1974 (l'année de ma naissance qui plus est). 
Dès les premières pages, voici un extrait simple et efficace qui m'a bien sûr directement parlé : 

"Les voyages à moto vous font voir les choses d'une façon totalement différente. En voiture, on est enfermé. Parce qu'on y est habitué, on ne se rend plus compte qu'à travers les vitres on ne voit pas mieux le paysage qu'à la télé. On n'est plus que le témoin passif d'un spectacle ennuyeux, figé. En moto, plus d'écran. Un contact direct avec les choses. On fait partie du spectacle, au lieu d'être un simple spectateur. Le ruban de béton, qui se déroule en sifflant à dix centimètres sous vos pieds, c'est vraiment un ruban de béton. Son image reste floue, mais à tout moment on peut le toucher du talon, tout reste accessible à la conscience immédiate."

mardi 26 mars 2019

Pas de chardon chez Calmann-Lévy

Maintenant je peux dire que moi aussi je fais partie des auteurs dont un vrai éditeur n'a pas voulu. Bon, ce n'est en rien une surprise hein, c'est même plutôt bon signe, et ça annonce une rafale de refus pour les autres envois que j'ai déjà effectués, ainsi que ceux à venir. Mais recevoir un mail de refus, ça reste chouette.


jeudi 21 mars 2019

L'extrait du... 21 mars

"La pluie s'annonce à des signes très sûrs : le vent d'ouest, net et frais, les mouettes qui refluent très loin à l'intérieur des terres et se posent comme des balles de coton sur les champs labourés, les hirondelles, l'été, qui rasent les toits des maisons, tournoient, attentives et muettes, dans les jardins, les feuillages qui s'agitent et bruissent au vent, les petites feuilles rondes des trembles affolées, les hommes qui lèvent le nez vers un ciel pommelé, les femmes qui ramassent le linge à brassée (incomparables draps séchés au vent de la mer - cet air homéopathique d'iode et de sel entre les fibres), abandonnant sur le fil les épingles multicolores comme des oiseaux de volière, les enfants qui jouent dans le sable et que les mamans rappellent, les chats à leur toilette qui passent la patte derrière l'oreille, et trois petits coups d'ongle sur le verre bombé du baromètre : l'aiguille qui s'effondre."

Jean Rouaud - Les champs d'honneur

mercredi 20 mars 2019

L'extrait du... 20 mars

"Le suicide est le train de nuit qui vous expédie dans les ténèbres. Impossible de parvenir aussi vite à destination par des moyens naturels. Vous achetez un billet et vous montez à bord. Le billet coûte tout ce que vous possédez. Mais c'est un aller simple. Ce train vous emporte dans la nuit et vous y dépose. C'est le train de nuit."

Martin Amis - Train de nuit (Gallimard)

mardi 19 mars 2019

L'extrait du... 19 mars

"Assis sur son talus, il se sentait jeune et stupide. Et puis triste aussi de n’avoir pas su, jusqu’à cet après midi-là, que la vie pouvait, en de très rares occasions, offrir des choses aussi absolues et aussi merveilleuses que celles qui naissent parfois dans notre imagination."

Jim Harrison - Nord Michigan (10/18)

mercredi 6 mars 2019

Une semaine de carnet...


des carnets* de rien du tout, des carnets à simple ligne et sans carreaux, parce que les carreaux c'est pour les fenêtres qui ouvrent les murs mais sur une feuille, les carreaux ce sont des prisons en cire d'abeille sans abeille dedans.

ce sont de petits carnets qui marquent le passage de temps, qui prennent les pulsations d'une existence faites de heurts et de rires, de larmes et d'aurores; et parce que la nuit, souvent, reste un peu trop longtemps accrochée aux frontispices des horloges. 

alors... il faut la remplir la nuit, et il faut les remplir ces carnets.

de petits riens qui sont tout, des petits riens qui mis bout à bout dessinent les contours et les paysages d'une vie comme les sillons de la terre dessinent la géographie d'une colline. 

des carnets à remplir puis à relire, un soir sans saison, pour se souvenir d'un jour, d'une sensation, d'un visage, d'une émotion, d'un paysage, d'une route, d'un retour, d'une épiphanie... 

un carnet qui durerait une vie et que sûrement on a l'outrecuidance de penser que même mort, des descendants liront encore. à même la feuille et la trace de l'encre.

* carnet élastique 9x14 cm, 192 pages, 90gr, couverture rembordée rigide chez U.

mardi 5 mars 2019

L'extrait du... 5 mars

"Ne renoncez pas aux livres. Ils sont si agréables - ce poids amical. La douce résistance de leurs pages quand vous les tournez du bout de vos doigts sensibles. Une grande part de notre cerveau sert à décider si ce que nos mains touchent est bon ou non pour nous. N'importe quel cerveau normalement constitué sait que les livres sont bons pour la santé."

Kurt Vonnegut - "Elle est pas belle la vie ?"

samedi 2 mars 2019

L'extrait du... 2 Mars

"J'aime les livres, je l'ai assez dit jusqu'ici, j'aime les palper, les feuilleter, les humer; j'aime les presser contre moi et les mordre; j'aime les malmener, les sentir vieillir entre mes doigts, les tacher de café- sans toutefois faire exprès-, y écraser de petits insectes, l'été, et les dépose n 'importe où ils risquent de se salir, mais quand je vois pour la première fois un de mes livres à moi, un enfant que j'ai pensé,pondu, livré, l'émotion est tellement plus forte, la joie tellement plus vive, que le monde s 'arrête littéralement de tourner. Je ressens une petite secousse comme lorsqu'un ascenseur s'arrête, mes genoux se dérobent, mon coeur tape du pied comme ma grand-mère Tremblay sur le balcon de la rue Fabre quand j 'étais enfant, et chaque fois – ce livre-ci sera le quarantième -, je pense à maman qui n'a jamais su que j 'écrivais, qui est partie doublement trop tôt: parce que je l'aimais et parce que je n'ai jamais pu lui confier les deux secrets de ma vie, mon orientation sexuelle et... Qu'aurait-elle dit en ouvrant le premier livre de son fils qui l'avait si souvent exaspérée?"


Michel Tremblay - Un ange cornu avec des ailes de tôle 
(Babel Actes Sud)