Les cartes et les atlas l’invitaient au rêve grandeur nature. Lorsqu’il lisait un nom exotique tel que Manitoba ou Guadalquivir, il se mettait à frétiller. Son esprit basculait en mode frénésie, harponnage des perspectives, étirement des latitudes et des possibles.
Tout le monde l’imaginait devenir explorateur, géographe, volcanologue, aventurier, jongleur de fuseaux horaires, lémurien des halls d’aéroport. Mais il se fit tyran et fit sauter la planète en appuyant sur le bouton rouge. Si quelques analystes myopes et atteints de cécité précoce avaient survécu ils auraient baptisé cela la dépression du géographe.
Les survivants ont aligné les voitures les unes à la suite des autres afin de dessiner des lettres format XXL que l’on distingue très bien depuis le ciel et qui forment un immense SOS. Mais l’avion est piloté par des imbéciles qui lisent 505 et qui s’imaginent qu’il s’agit d’une publicité pour une voiture de la marque Peugeot, aussi continuent-ils leur trajet sans leur venir en aide.
De potions en grimoires elle affûtait ses compétences en matière de sorcellerie dans le dédale de son château des Carpates. Certains la disaient immortelle et vieille de trois-cents cinquante ans, douée des dons de télékinésie et de téléportation, d’autres la disaient surgie d’un coin de l’enfer qui communiquerait avec le monde des vivants. Mais personne ne savait qu’elle souffrait simplement de solitude et qu’elle était en proie au plus violent des ennuis.
Orson Welles n’existait pas qu’en barde bedonnant en dégradés de gris, malgré ce que nous en a légué la mémoire collective.
L’Intelligence Artificielle peut générer une image d’Orson Welles en tenue d’apiculteur baba cool après un régime amaigrissant à base de graines germées mais quand on s’attarde un peu sur l’image on aperçoit la tête d’Ernest Hemingway à la place de celle d’Orson Welles. Mon intelligence artificielle personnelle a besoin de réglages supplémentaires.
Son grand père traquait les loups de vallons en criques au cœur des montagnes. Son père exilé en Inde au temps des colonies chassait le tigre du Bengale.
Lui il achète pour son chat du pâté en boite et combat sa déprime en regardant des vidéocassettes d’anciennes émissions de cirque sur son téléviseur noir et blanc.
Quand on l’a retrouvé au milieu d’une forêt de séquoias on a poussé un ouf de soulagement. Mais très vite, la fixité de son regard et la rigidité de ses membres ont interpellé les secours et inquiété sa hiérarchie. Ce ne fut qu’après avoir aperçu son intestin répandu à deux mètres du restant de son corps qu’il est apparu que cette fois on ne pourrait pas sauver le soldat qui collectionnait les médailles et les croix de guerre.
La nuit Jacques Chirac lit le latin et le grec, retraduit Homère et Dante et rédige une somme de référence sur l’évolution du langage chez les indo-européens que lui jalouserait Georges Dumézil. Mais comme il tient à cultiver l’image de beauf qui plait aux Français, il se montre grivois la journée et retourne chaque année au salon de l’agriculture pour vendre un peu de rêve populiste à la foule qui lit davantage Oui-Oui ou Martine à la plage que les classiques grecs.
Steve McQueen ne savait pas qu’il mourrait d’avoir trop inhalé d’amiante dans sa jeunesse. Simplement pour cultiver l’image du King of Cool que les médias lui collaient sur la peau, il fuma et picola en pensant peut être que la clope ou l’alcool auraient sa peau. N’en déplaise aux féministes qui à cette époque n’étaient pas plus écoutés que ceux qui prétendaient que l’amiante était dangereuse.
Le projet visait à remplir les soutes d’un vaisseau spatial d’un nombre suffisant d’individus des deux sexes pour créer une colonie sur une planète habitable récemment découverte. On avait embarqué un grand nombre de céréales et de graines germées. Mais on n’avait pas prévu les encombrements aux heures de pointe près de la ceinture d’astéroïdes.
Les colons furent extirpés de leur sommeil artificiel bien avant le moment prévu. Englués dans les bouchons, de rage et d’ennui, les amateurs de viande tuèrent les autres puis il les dévorèrent.
Jason aurait pu souffler dans son harmonica mais il a préféré l’enterrer sous le grand chêne du jardin public, un soir de noël.
Jason aurait pu chercher la toison d’or mais il a préféré une brune épilée. Quant à diriger les argonautes dans un bordel suédois, il a préféré les cosmonautes à Baïkonour.
Jason n’en a fait qu’à sa tête mais ayant perdu celle-ci très tôt, il ressemble à tout le monde en ne devenant personne.
Il l’aurait souhaitée davantage louve que labrador, plus romaine que parisienne, sensible aux pins parasols plutôt qu’aux cyprès du père Lachaise. Mais parce qu’il était né un jour de victoire socialiste en 1981 il ne pouvait aller contre le destin qui, depuis sa naissance, le poussait à gravir la Roche de Solutré chaque année avec sa femme chiante et son labrador asthmatique plutôt que de gravir le Paladin en compagnie d’une maitresse au tempérament sicilien et d’un chien sauvage.
Depuis le premier étage de la Tour Eiffel ça ne paraissait pas tout à fait insurmontable. Bien sûr la hauteur était impressionnante mais le réservoir rempli d’hectolitres d’eau se trouvait idéalement disposé à la verticale de la zone du saut. De plus il avait déjà sauté en parachute, en base-jump et pratiqué le saut à l’élastique depuis des hauteurs plus importantes. Ce ne fut que lorsqu’il se fut élancé dans le vide qu’il se rappela qu’il ne savait pas nager.
Sceptique depuis toujours, Pierre S refusait de croire que l’homme avait marché sur la lune ou que le Titanic avait sombré. Une équipe de scientifiques renommés fut chargée par un comité d’éthique de le convaincre de la véracité du naufrage du paquebot. On finança donc une expédition dont le but était de plonger sur les lieux du sinistre. Mais alors que le sous-marin s’enfonçait dans les profondeurs de l’océan, Pierre S, doutant d’être vraiment un Homme et se croyant poisson, quitta le sous-marin et se noya, plus sceptique que jamais.
Grand amateur de chasse à courre devant l’éternel, il parvint à convaincre sa maîtresse de se déguiser en biche avant de baiser. Quand celle-ci apparut à quatre pattes devant lui, revêtue d’une combinaison censée représenter l’animal, il se saisit de son fusil et il lui envoya trois cartouches de chevrotine dans le buffet. Elle mourut sur le coup, un air de biche apeurée au visage.
Lors des manifestations conspuant ce sordide assassinat qui suivirent, on ne sut qui du mouvement de libération des femmes ou de celui des amis des animaux devait défiler en tête du cortège.
Durant toute sa scolarité il alterna les bonnes et les mauvaises notes sans jamais tomber dans la moyenne. Devenu adulte, il ne lisait pas de roman ni ne regardait de film. Un neurologue gourou hindouiste et alcoolique lui diagnostiqua un trouble congénital de l’attention qui l’empêchait de se concentrer plus de trente-trois minutes. Ce lourd handicap lui causa tant de problèmes et de chagrin qu’il se pendit le 33ème jour d’avril, communément appelé 3 mai. Il mourut en trois minutes et trente-trois secondes.
Parce que l’Intelligence Artificielle suivait un développement sauvage et épileptique qu’aucun organe officiel ne parvenait à réguler, les États créèrent des chiens de garde artificiels qu’ils chargèrent de fouiner dans les grandes bases de données et les moteurs d’apprentissage afin d’y montrer les crocs et d’y faire régner l’ordre. On pouvait donc maintenant souffler : les robots n’auraient pas notre peau ! Mais leurs chiens, peut-être.
Il est faux de prétendre qu’elle avait un physique ingrat mais force est de constater que toute sa vie durant, elle resta vieille fille et que personne ne l’aperçut jamais au bras d’un prétendant. Aussi personne ne peut expliquer par quelle diablerie on lui découvrit deux fils au moment de régler sa succession. Deux jumeaux âgés de trente-cinq ans qui sortaient d’une peine de dix ans de réclusion criminelle pour avoir cuisiné et dégusté les chihuahuas de la voisine de la défunte.
Depuis qu’un vieil homme moitié indien moitié sourd lui avait expliqué comment distinguer un corbeau d’une corneille à leur façon de se déplacer au sol en marchant ou en sautillant, Emile B. s’était pris d’affection pour les corvidés. Cette nouvelle passion lui vint en même temps que sa découverte du LSD. Bientôt il se mit à croquer des acides et la nuit il commença à apercevoir des corbeaux aux plumages multicolores marchant d’un boulevard à l’autre en réglant la circulation.
Tout le monde au village parlait de légendes et riait des nouveaux venus qui posaient des questions innocentes au sujet de la créature de l’étang. Certains mieux informés que d’autres avançaient qu’il s’agissait de plusieurs créatures et qu’elles scintillaient parfois les nuits de pleine lune.
Depuis que la religion était interdite, les gens prenaient une crèche sous-marine pour une apparition diabolique.
Assis derrière la fenêtre du premier étage, je regarde dériver les méduses qui ont touché le fond il y a une éternité de cela et qui vont peut-être remonter le fil de leurs pensées jusqu’à émerger dans la réalité d’un autre patient spectateur.
Les méduses allument des contrefeux qui crépitent dans les forêts sous-marines où parfois à l’arrêt de bus se cachent des sirènes alcoolisées sous d’épaisses couvertures dépourvues d'écailles.
Nul besoin d’architecture complexe ni de plan compliqué tracé à la pointe fine sur du papier millimétré. Elle décida d’abandonner les grandes théories et les méthodes rigides. Calvino parvient bien à amadouer l’esprit de ses lecteurs avec des champignons qui poussent dans une brisure d’asphalte urbain. Alors à quoi bon bâtir des empires galactiques ? Soulagée par ce constat libérateur, elle se prépara une omelette aux champignons et mourut d’intoxication.
Je marchais le long d’une voie de chemin de fer, convaincu que celle-ci finirait bien par me mener quelque part. Mais le soleil harassant me brûlait à point et mes pieds chauffaient au contact du sol brûlé aussi je m’éloignais de la voie pour aller tremper mes pieds dans un lac bordé de roseaux et de saules pleureurs. Un panneau en bois planté sur le sol annonçait « Nulle Part ». Alors je délassai mes chaussures et plongeai mes pieds dans l’onde fraîche avec la confirmation que pour aller quelque part il était nécessaire de s’arrêter nulle part.
Chaque jour depuis exactement vingt ans elle revient s’asseoir sur ce même banc du Jardin du Luxembourg puis elle tire de son caddie un sachet plastique rempli de miettes de pain qu’elle jette ensuite aux pigeons. Mais à aucun moment un seul de ces volatiles ne l’a remercié. Aussi ce jour-là, vingtième anniversaire de cette généreuse habitude elle sort de son caddie une kalachnikov et massacre une vingtaine de pigeons. Juste pour leur apprendre la politesse.
Il ne cessait de dire qu’il parviendrait à sauter par-dessus le canal Saint Martin, qu’il s’agissait juste d’une équation physique de niveau collège. Mais il avait quitté l’école en CM2 pour travailler la vigne avec son père. Sa Renault décolla bien rive gauche du canal mais elle n’atteignit jamais l’autre côté. La physique n’expliquait pas tout, son degré d’alcoolémie en revanche…
Ce matin-là, il ouvrit les yeux avant la sonnerie du réveil, éprouvant la satisfaction d’avoir doublé le temps. Mais lorsqu’il voulut se lever, son dos vibrait de multiples douleurs et ses jambes refusèrent de le porter. Son corps tout entier se mit à trembler quand il essaya à nouveau de se redresser et il dut s’y reprendre plusieurs fois avant d’y parvenir. Il aperçut alors son reflet dans le miroir, celui d’un homme au visage ridé et couvert de tâches de vieillesse. Il avait effectivement doublé le temps : endormi quadragénaire, il se réveillait octogénaire.
C’est une collection qu’il a commencée pour la raison principale qui pousse les individus à devenir collectionneurs : l’action combinée du hasard et de l’ennui.
Des drapeaux. De toutes les couleurs et de toutes les régions du monde. De toutes les dimensions et de toutes matières, cousus à l’or fin et à la main ou grossièrement en machine industrielle.
Chaque matin il joue un air de trompette très solennel avant de procéder au lever des couleurs, chaque jour différentes.
Assise en terrasse, elle allume une cigarette puis boit une gorgée de Bourgogne, le regard allant d’un passant à un autre, comme à saute-mouton. Elle picore quelques idées dans ce vaste vase translucide qui lui sert de terreau pour l’imaginaire. Elle tisse des liens, dresse des cartes mentales : relations, histoires, passé, destin, envies, croyances, angoisses et espoirs, elle cartographie son proche univers sur les pages d’un cahier d’écolier à rabat bleu. C’est un bon début, se dit-elle, surtout que le Bourgogne est à bonne température et que la cartouche d’encre de son stylo plume est pleine.
Il s’agit d’un pont étrange : d’un côté vous êtes en Alabama et de l’autre en Bretagne. Pourtant la traversée exclusivement piétonne vous transporte de cet état américain à cette région française en quelques minutes à peine et sans jamais apercevoir une quelconque étendue d’eau. Aussi, selon toute vraisemblance, s’agit-il du premier trou spatio-temporel connu de l’ère moderne et tant pis pour le manque d’exotisme
La première fois qu’il utilisa une arme, il n’avait pas tout à fait huit ans quand, surprenant un homme en train de s’introduire dans le garage familial, il s’empara d’un tournevis dans la caisse à outils et le planta dans la tempe de l’intrus. Les psychologues éprouvèrent de grandes difficultés à lui faire comprendre que c’était mal .
Maintenant qu’il se trouve à la tête d’une multinationale prospère, il peut tuer deux mille personnes accusées de terrorisme en appuyant sur un seul bouton et tout le monde trouve cela formidable.
Obsédée par le bleu, elle connut des épisodes maniaco-dépressifs d’une telle sévérité que ses parents durent se résoudre à la faire hospitaliser de force. Gavée de psychotropes elle dormait plus de vingt heures par jour, parlant dans son sommeil de chien bleu, de ciel bleu, de homard bleu, de perroquet bleu, d’oiseau bleu et de train bleu. On sut qu’elle était guérie lorsqu’elle s’échappa de la clinique et qu’on la retrouva un matin au zoo municipal, allongée dans la cage d’une panthère noire.
Il n’aimait pas les chiens, sauf ceux qu’il trouvait abandonnés dans les montagnes les jours de départ en vacances. Il n’aimait pas non plus les chats, sauf ceux qu’il ramassait morts sur le bord des routes et qu’il naturalisait avant de les offrir à de vieilles dames que la solitude avait rendues folles. On l’appréciait pour cela, on le rétribuait même pour ça, si bien qu'il devint le premier individu payé pour déambuler sur le bord des routes.
Bâtisseurs d’empire immobilier depuis deux générations, les hommes de la famille travaillaient tous au siège de l’entreprise fondée par le grand-père au cœur du quartier financier de New York. Mais Simon, le petit dernier, préféra changer de voie : il fut le premier à tourner le dos à la tradition. Créateur de chimères, il passait ses journées à assembler des os d’animaux pour composer le corps de créatures imaginaires qu’il exposait ensuite dans son cabinet de curiosités.
Dans le vie inventée elle se perd et retrouve l’innocence puis l’extatique espoir, levé droit comme un phare dans l’écume de novembre. Ses blessures anciennes deviennent des larves en transformation, étape nécessaire et étrange à la fois vers un nouveau statut papillon. Même son crabe intime baisse la tête et accepte sa défaite – temporaire ajoute-t-il – en partant à regrets, assénant une prophétie de retour qui lui procure des frissons dans le dos. Mais en attendant que revienne le crabe, elle a quelques années de fiction à retranscrire sur le papier.
Debout derrière la baie vitrée de son pavillon de banlieue, il observe les habitudes des gens, note les horaires et les évènements dont il est témoin. Seul et adepte de la théorie du complot, les occasions pour rédiger une note ne lui manquent jamais.
Le monde autour de lui ressemble à une série au grain d’image grossier que l’on aurait tournée en RDA vers 1972. Un jour peut-être son zèle sera-t-il reconnu en haut-lieu et des espions en costumes cintrés gris viendront lui proposer un emploi.
Les plages de Normandie s’étendaient devant lui, offertes à la caresse ambigüe d’un soleil aux infernales intentions, blanches d’un jour nouveau qui aurait souffert de troubles de la mémoire. Son visage à lui n’exprimait aucun trouble, son regard vert-de-gris ne dansait plus et les taches noires sur sa peau diaphane rentraient la tête dans les épaules. Nous étions un 6 juin et les avions transatlantiques effaçaient le ciel bleu, dix-mille mètres au-dessus de lui.
Elle lui disait souvent de prendre du recul sur les évènements, en particulier lorsqu’il ne pouvait en infléchir la trajectoire et qu’il se contentait de les subir.
Aussi, le soir de la Saint-Sylvestre, après lui avoir asséné vingt-huit coups de couteau dans le ventre et dans le torse, il se servit une coupe de champagne en la contemplant agoniser. Si elle mourrait à présent, il ne pouvait plus rien y faire, c’était une histoire qui ne le concernait pas. Et il trouva la sensation vraiment réconfortante.
Le nez écrasé contre la vitre, l’enfant regarde les vaches qui regardent passer le train qui hennit et qui renâcle comme une haridelle que personne ne veut achever. Chaque nouvelle ville étape qui apparait dans le brouillard de novembre est une occasion supplémentaire de fuite en avant : un coup de corne de brume, un coup de fumée que crache la cheminée et le train continue sans s’attarder en enfance. C’est dommage pense l’homme qui se recule sur son siège, j’en aurais bien repris une dose.
D’accord, ce sont de grands hommes de lettres et de son point de vue, il faut distinguer l’homme de son œuvre – juste pour sauver Louis-Ferdinand – mais malgré tout, il ne peut s’empêcher d’imaginer Pablo Neruda et Ezra Pound jetés sur un ring de boxe, gants en mains. Il se dit même qu’un arbitrage assuré par Hemingway et une organisation confiée à Jack London pourrait donner quelque chose de savoureux. Peut-être même qu’à défaut de le vivre pour de bon, il va écrire ce combat putatif.
Il leur annonça la fin du monde entre le fromage et le dessert, juste au moment où ils se tâtaient sur l’intensité de leur faim et qu’ils se demandaient si, vraiment, un baba au rhum serait de trop ou non avant d’aller dormir. Aussi, lorsqu’il exposa son plan de lancement de mille têtes nucléaires d’ici deux heures, la question de leur digestion n’en fut plus vraiment une et passa au second plan.
Lorsque le changement d’heure approchait, il serrait son chandail contre lui et son visage adoptait les traits d’un orage en formation. On aurait pu le confondre avec un enfant s’il n’avait pas été perclus de rides et de tâches de vieillesse. « Non, pleurnichait-il, je veux pas changer d’heure et je veux pas bouffer mon cheval ! » On avait beau lui répéter qu’il se trompait, lui assurait qu’il n’était pas cavalier de l’Empire, il se croyait toujours en 1812 en pleine retraite de Russie.
Au salon il a passé son week-end à attendre que la peinture sèche et que les tapis soient époussetés. Sa femme était pourtant là, allongée au milieu de la pièce, le crâne fracassé et un marteau en sang à côté d’elle mais il n’a pas vraiment réagi, persuadé qu’elle finirait bien par se lever et par se mettre au travail. Même morte, elle restait décidément une indécrottable fainéante…
Elle roulait dans une minuscule voiture toute ronde aux phares parfaitement ovales et dont la carrosserie brillait d’une couleur rose métallisée qui la faisait ressembler à un bonbon sur quatre roues. Lorsque les gens l’apercevaient sur la route, ils se sentaient apaisés et le cœur léger. Aucun d’entre eux ne se doutait que dans le coffre de cette adorable voiture bonbon, elle dissimulait les têtes et les membres découpés des amants qu’elle avait égorgés.
Michel voulait les tours de la Défense et celles de Manhattan, l’ivoire des éléphants d’Inde et l’or des mines d’Afrique, la tendresse d’une femme aimante et la sauvagerie d’une nymphomane slave. Toute sa vie durant, Michel avait souffert de son incapacité à choisir. Aussi lorsqu’on l’abandonna à l’intersection de deux routes, son esprit bascula en mode accident et il demeura figé dans la stupéfaction. Après quatre jours prostré dans cette indécision profonde, il mourut de stupeur naturelle.
Dans une autre vie elle disait qu’elle serait indienne mais pas une guerrière avec ces histoires d’indépendance et de conneries féministes. Elle avait dépassé ce stade depuis longtemps, bien en avance sur l’évolution de la société. Non, elle serait chamane et guérisseuse, elle parlerait aux étoiles et dompterait le feu. Et elle disait cela de façon très sérieuse, entre deux cigarettes qu’elle fumait sur le balcon au-dessus des Champs-Élysées.
Depuis qu’il perce des trous dans les murs de son hôtel particulier, le vicomte chauve s’est pris de passion pour l’emmental au point de se mettre en ménage avec une vache laitière Suisse. On dit même qu’il aurait abandonné son activité de bricolage au profit de peinture sur bois, sa spécialité étant les trous en trompe l’œil sur fond de meule de fromage.
Dans le fond du jardin à l’ombre du vieux figuier vivait une grenouille savante qui savait lire et connaissait les constellations. Douée de sagesse, elle jouissait en outre d’un exceptionnelle santé et pouvait lire sans lunettes les prospectus et les pages de journaux déchirées. Malgré tout, elle passa sous les roues du tracteur tandis qu’elle traversait la route le nez dans le journal du jour.
Elle confondait les lettres depuis l’enfance et à cause de cela, l’apprentissage des mots lui fut laborieux. Ses parents utilisaient des images en couleurs représentant des animaux et des objets du quotidien mais elle butait parfois longuement avant de parvenir à les déchiffrer.
Lorsqu’elle eut quatorze ans et qu’il s’avéra qu’elle confondait toujours le corbeau et le coyote, elle fut envoyée chez un chaman indien qui en fit une authentique Cheyenne.
D’avoir trop assidument lu les livres de Jack London, il avait développé un tropisme pour l’aventure et un goût démesuré pour le grand Nord.
Ayant vu le jour bien trop tard pour vivre la ruée vers l’or, il fut parmi les premiers à se précipiter en Afrique afin d’y récolter la Sil-8, la nouvelle pépite minière dont on disait qu’elle remplacerait le pétrole. Mais il fut tué dans un rixe de bar entre prospecteurs le lendemain de son arrivée, comme dans un bouquin de Jack London.
Lorsqu’il disait qu’il reviendrait un jour en France, à dos d’éléphant et sous les acclamations d’un peuple extatique, peu de gens le croyaient. Et pourtant un peu avant d’atteindre cinquante-cinq ans, il accomplit ce présage lorsqu’il pénétra sur la place de la Bastille un jour de novembre, juché sur un énorme éléphant d’Inde. Mais la population ne le remarqua pas, trop occupée à regarder sur son téléphone portable une série racontant la mort du dernier éléphant.
Les voix ont des aptitudes à la polyphonie que son cerveau orchestre avec beaucoup de difficultés. Elles se taisent parfois durant de longs moments qui le plongent dans le désarroi mais la plupart du temps elles se multiplient et s’additionnent sans cesse, son esprit devient alors un vaste tableau noir couvert d’équations vocalisées à s’en arracher les cheveux. Il voudrait les écouter toutes, prendre le temps de les comprendre mais au lieu de cela, en proie à la tension et à la fatigue, il s’enivre le soir venu pour les faire taire et trouver enfin le sommeil.
