vendredi 30 septembre 2022

Journapalm 1145

Allongé dans cette barque il regarde les altocumulus qui stratifient l’azur. Au loin résonne une corne de brume. Il pense à ces gens piégés dans le brouillard qui se lève à l’embouchure du fleuve. Il entend le monde qui tremble, les fissures qui craquellent la terre mais il reste accroché à sa vision patiente et éternelle. Il a toujours dit qu’au moment de procéder à la constitution des équipes, il choisirait les nuages. Au moins il pourra dire qu’il n’aura pas dévié de sa ligne de conduite, même quand le monde s’effondre.

jeudi 29 septembre 2022

Journapalm 1144

Il a perdu son bras mais il ne sait plus comment car il a également perdu la mémoire. Ce devait être dans un pays pauvre et reculé car on a remplacé son bras par un bout de bois vaguement tordu et allongé au bout, là où devrait se trouver la main. Maintenant son faux bras ressemble à un serpent et quand il le pose sur le zinc du bar, on dirait un anaconda qui remonte l’Amazone jusqu’à la tireuse de bière. Et tous les clients savent quand ils le voient qu’il s’agit de l’homme qui a perdu la mémoire.

mercredi 28 septembre 2022

Journapalm 1143

Le vieux chien s’est trainé devant le haut de l’escalier, son corps perclus de tremblements. Il a attendu un instant puis il s’est retourné vers le photographe et ses yeux humides ont demandé « tu es sûr ? » Hochement de tête du gamin, le doigt sur son téléphone, prêt à déclencher la photographie. Sur les réseaux, la chute d’un vieux chien dans l’escalier, ça vaut bien un sachet de bonbons dans la cour de récréation.

mardi 27 septembre 2022

Journapalm 1142

Le vieil homme vient chaque matin à dix heures, qu’il pleuve ou qu’il vente. Il enfile parfois une veste, parfois des bottes ; l’été un short trop grand pour ses jambes maigres et tachées. Quand il fait très chaud il se protège sous une ombrelle jaune, on l’appelle le tournesol de Dunkerque.
Chaque jour à dix heures, il vient jusque sur la plage et reste là un moment, immobile, à scruter l’horizon bleu. Ce matin personne ne l’a aperçu mais personne ne s’en est inquiété. Souvent, un tournesol meurt seul et les autres regardent ailleurs.

lundi 26 septembre 2022

Journapalm 1141

Ils criaient Révolution ! et jetaient des œufs de caille sur la préfecture. Ils se croyaient au-dessus des autres, l’esprit affuté et des valeurs plein la tête. Un matin de mars, l’un d’entre eux a voulu défier les règles de la société et de la gravité. Après avoir escaladé la façade de la préfecture, il a essayé de traverser l’espace minuscule de tôle qui séparait les deux parties du toit. Quand il s’est écrasé sur le trottoir, sa tête s’est fracassée comme une pastèque. Et dans son crâne ouvert on n'a pas vu plus de valeurs que de convictions.

dimanche 25 septembre 2022

Journapalm 1140

Il avait tout pour devenir un type normal qui se plaint de sa femme, qui regarde des séries américaines et qui change de téléphone tous les dix-huit mois. Sauf qu’à l’âge de quinze ans et alors qu’il avait vécu dans le treizième arrondissement toute sa vie, il se mit en tête de devenir un militant écologiste. Alors, quand il apprit que son grand-père était l’homme qui abattit la dernière ourse des Pyrénées, il devint fou et disparut. On raconte qu’après avoir découpé sa femme au couteau suisse, il s’est enfui dans le Tyrol pour épouser une vache laitière.

samedi 24 septembre 2022

Journapalm 1139

On les voyait toujours aller ensemble, comme les deux jambes d’un même pantalon. Le premier était aveugle, le second muet, ils prenaient soin l’un de l’autre pour adoucir leur quotidien. L’un observait, l’autre communiquait. On disait que leur amitié durait depuis l’âge de quatre ans mais personne ne pouvait le confirmer, tous les gens qui vivaient à cette époque étaient morts depuis longtemps. Mais personne n’expliquait pourquoi, depuis deux-cent cinquante ans, ces deux vieillards refusaient avec la plus féroce obstination de mourir eux aussi.

vendredi 23 septembre 2022

Journapalm 1138

A la fin de la semaine il se retourne et s’aperçoit de tout ce qu’il a oublié sur le chemin des jours. Un crépuscule aux couleurs remarquables, une grande marée, les forêts ocres d’automne, la brume matinale sur les vallons lumineux et même un arc-en-ciel qui s’invite au-dessus du boulevard périphérique. Il se dit qu’il prendra le temps la semaine prochaine, ou celle d’après, qu’est-ce que ça change au fond, des couchers de soleil il y en a tous les jours, non ?

jeudi 22 septembre 2022

Journapalm 1137

La plage de Normandie ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait imaginé. Les oiseaux restaient invisibles et muets, la mer étale, le sable froid, le vent absent… Elle qui avait espéré se confronter à la rigueur du climat hors saison, aux embruns et aux grandes marées… Elle resta encore cinq minutes à se geler sur le sable puis elle décida que la plage hors saison c’est un truc encore plus con qu’en plein été. Alors elle marcha d’un pas frustré jusqu’à sa voiture et mit le cap sur les Alpes.

mercredi 21 septembre 2022

Journapalm 1136

Ils ont construit une aire de jeux l’été dernier. Depuis c’est le défilé permanent des gosses de tout le quartier. Et ça piaille, et ça crie, et ça chante… de l’innocence à vous en faire saigner les tympans. Le vieil acariâtre est obligé d’enfoncer des cotons dans ses oreilles pour rester au calme. Il ne peut même plus profiter de son balcon. Alors cet après-midi il a décidé de passer à l’offensive. Un distributeur de confiseries installé devant chez lui, rempli de bonbons dans lesquels il a injecté de l’arsenic à l’aide d’une aiguille…

mardi 20 septembre 2022

Journapalm 1135

Je l’ai à peine remarquée. Elle filait à toute vitesse sur le goudron. Une araignée grosse comme ma main, velue et sombre. C’est le chien qui l’a gobée avant que je n’ai le temps de lui crier d’arrêter. Après une semaine en soins intensifs chez le vétérinaire, il s’en est remis. Depuis ses coussinets laissent des traces humides sur le sol et il s'en sert pour tisser des toiles dans tous les coins de la maison mais j’imagine que c’est un moindre mal.

lundi 19 septembre 2022

Journapalm 1134

Installée sur le toit de la péniche, elle baissait la tête à chaque fois que l’embarcation passait sous un pont, attendait de ressortir de l’autre côté puis elle se penchait vers la cabine de pilotage et criait « je suis toujours là ! », exclamation qui avait le don d’insupporter son mari. Il aurait voulu lui répondre de la fermer une bonne fois pour toutes mais c’était elle l’héritière des aciéries et elle était susceptible. Après trente-cinq de mariage, se retrouver fauché si près de la retraite représenterait un véritable coup de déveine.

dimanche 18 septembre 2022

Journapalm 1133

Elle n’a pas vu filer le temps, déjà l’heure du dessert. Après ce sera le café et ils quitteront le restaurant pour la ramener dans sa chambre. Ensuite ce sera un mois à attendre la prochaine… Alors elle profite de tout. Ses yeux vont et viennent, scannent les détails de chaque visage aimé pour en conserver le plus longtemps possible le souvenir, et savoir le convoquer lorsqu’elle se sentira seule. Elle écoute les voix et les enregistre comme les sourires qui lui font paraître l’instant plus léger. Voilà sa crème brûlée, un lot de consolation avant de partir.

samedi 17 septembre 2022

Journapalm 1132

Il marcha des heures avant de trouver l’entrée de la bambouseraie au pied des falaises. Les tiges de bambou filaient dans le ciel comme les flèches d’une cathédrale. A l’intérieur, la luminosité baissa de plusieurs niveaux et la température de plusieurs degrés. Il s’enfonça dans ce monde de silence et de pénombre, l’esprit enfin apaisé et le cœur chaud d’une sensation nouvelle. Il inspecta les limites de la bambouseraie pendant six jours et six nuits, sans jamais ressentir ni faim ni soif. Au matin du septième jour, épuisé, il s’écroula au sol et un panda couronné le dévora.

vendredi 16 septembre 2022

Journapalm 1131

Ils ont construit des murs qui ont avalé le soleil et posé dans ton bureau un abat-jour au format 4XL, le genre d’abat-jour qui servirait de maillot à un américain tombé dans un pot de beurre de cacahouètes. Il est si efficace que maintenant il fait toujours nuit chez toi. Mais tu n’as toujours pas trouvé l’interrupteur pour t’endormir. Alors tu attends et tu comptes les coups de feu à chaque crépuscule, quand l’abat-jour tire dans le ciel.

jeudi 15 septembre 2022

Journapalm 1130

Dehors ce sont les odeurs des massifs de fleurs et de plantes vigoureuses, l’azur du ciel et les stratus qui dérivent avec paresse. Dehors ce sont les maisons près de la rivière et la brume qui stagne au-dessus des troncs d’arbres dénudés, manteau de rêve aux frontières floues. Mais elle ne voit rien de tout cela, concentrée sur son écran, l’air butée dans l’autobus qui la ramène dans son minuscule studio. Là où elle se croit à l’abri des désillusions du monde et des giboulées de mars.

mercredi 14 septembre 2022

Journapalm 1129

Grâce aux empreintes laissées dans la neige, ils ont remonté la piste de l’ours jusque devant l’église. Abaissant leurs fusils, deux chasseurs ont alors ralenti puis se sont immobilisés. Quand les autres leur ont demandé ce qu’ils fabriquaient, ils ont secoué la tête en affichant une moue contrite. Ils ont dit qu’ils n’iraient pas plus loin. Si l’ours était croyant alors ils refusaient de continuer à le traquer, question de principe.

mardi 13 septembre 2022

Journapalm 1128

Depuis des semaines, l’enfant répétait qu’il souhaitait voir un caribou. Ses parents ignoraient d’où lui venait cette lubie, impatients qu’il passe à autre chose. Mais il n’en démordait pas : « papa, maman, je veux voir un caribou ! » Un samedi matin, de guerre lasse, son père le réveilla tôt et après le petit déjeuner ils prirent le train puis le métro et arrivèrent au muséum d’histoire naturelle. L’enfant fut emmené dans une salle où le squelette complet d’un caribou était exposé au public. L’enfant déclara qu’un tel caribou devait avoir froid dans la neige.

lundi 12 septembre 2022

Journapalm 1127

C’est un anniversaire supplémentaire. Six bougies, une par décennie. Les verres encombrent la nappe tâchée de vin, les yeux sont rouges, vaincus par KO technique, les chiens dorment sur le carrelage. Lui, il attend que les photographes soient prêts pour le cliché habituel. Il est un peu nerveux, le souffle n’est plus ce qu’il était, il se demande s’il va parvenir à les éteindre d’un seul coup. Dehors la pluie de novembre rythme la nuit, demain sera bientôt là : un autre jour, les enfants seront repartis, le gâteau digéré et la photo un souvenir.

dimanche 11 septembre 2022

Journapalm 1126

Il a garé sa voiture rouge sur le parking et les enfants qui jouaient au ballon se sont esclaffés : « attention le père noël rapplique ! » Mais le vieil homme ne s’est pas retourné, il a continué de marcher, digne et résolu. Il s’est souvenu du temps où il était le jeune insolent qui envoyait son ballon contre les façades et des locataires qui hurlaient. C’est pour ça qu’il est revenu ici aujourd’hui, pour son dernier rendez-vous, au salon de coiffure de son enfance. Ce sera une coupe et la barbe, faut être présentable pour la faucheuse.

samedi 10 septembre 2022

Journapalm 1125

La Papouasie l’attirait, sans qu’elle ne sût dire pourquoi. Mais lui voulait visiter les Samoa de Stevenson. Il répétait souvent qu’il irait rendre visite à la dernière demeure de l’auteur à bord d’un voilier barré par Louis, un cousin breton que personne dans la famille n’avait aperçu depuis vingt ans. Après avoir chassé le dragon en Chine, Louis donna signe de vie en Islande puis disparut. Elle se sentait perdue dans cette famille et la Papouasie lui aurait donné l’impression de reprendre possession d’elle-même. Mais Stevenson gagna encore une fois, sans Louis et en avion.

vendredi 9 septembre 2022

Journapalm 1124

Cet homme est mort un peu trop jeune pour qu’on le prenne vraiment au sérieux, c’est là son drame et sa singularité. Certains pensent qu’avec dix ans de plus, il aurait certainement écrit un chef d’œuvre, d’autres disent qu’il était cuit, pire qu’un sachet de pâtes oublié sur le feu. Quand on n’est plus al dente, à quoi bon continuer à essayer de s’exprimer ? Nous serions davantage inspirés de nous allonger dans les pâquerettes, d’observer le ciel et les rivières, de compter les nénuphars et les ours polaires. Mais dix ans ce n’est rien du tout, alors quoi ?

jeudi 8 septembre 2022

Journapalm 1123

Il est sorti prendre l’air un moment, histoire de marcher un peu et de se détendre. Laissant les fenêtres de chez lui ouverte pour aérer le temps de sa promenade, il n’a pas emporté ses papiers ni son parapluie malgré les nuages qui menaçaient. Cinq minutes plus tard, le ciel a viré au charbon et des trombes d’eau se sont abattues sur lui. Trempé de la tête au pied et complètement déboussolé par l’évènement météorologique, il n’a jamais retrouvé son domicile. On l’aperçoit encore parfois entre deux averses, hagard, le visage émacié, tituber dans le parc tel un prophète.

mercredi 7 septembre 2022

Journapalm 1122

De tournesols ces fleurs n’ont que le nom : elles ne cherchent pas davantage le soleil que la nuit et n’inspirent aucun peintre hollandais exilé en Provence. En revanche elles sont d’un jaune si intense qu’elles brûlent la rétine des malheureux qui la contemplent. Elles poussent comme du chiendent dans les jardins et sur les bas-côtés, envahissent le monde et l’espace public. On s’en émeut et les signalements de cécité affluent. Après huit jours, un quart du pays est envahi et ceux qui n’ont pas perdu la vue sont cloitrés chez eux à attendre l’hiver.

mardi 6 septembre 2022

Journapalm 1121

Le printemps dardait ses premiers timides rayons de soleil et le jardinier s’affairait dans le jardin. Armé de son rouleau à gazon, il venait d’effectuer le roulage de la pelouse après la première tonte de l’année. C’est à ce moment que quelque chose s’est produit dans son esprit, personne ne sait quoi au juste, mais on l’a vu quitter le jardin en continuant à passer le rouleau sur le chemin en terre. Le jardinier est parti sur la route en poursuivant son geste, puis il a emprunté l’autoroute sur des kilomètres, passant le rouleau sur la bande d’arrêt d’urgence.

lundi 5 septembre 2022

Journapalm 1120

On l’a accueillie en organisant une petite fête de bienvenue. On ne donnait pas dans l’opulence : une boite de gressins posée sur une table à côté d’une assiette en carton de biscuits apéritif et deux bouteilles d’eau gazeuse. Elle a compris tout de suite qu’elle n’aurait rien de plus, ni maintenant ni plus tard, ni sur la table ni ailleurs. Le service avait des moyens limités, elle le savait en signant, mais cela ne l’a pas empêchée de ressentir une boule au creux de l’estomac assortie d’une violente et douloureuse envie de retourner chez elle.

dimanche 4 septembre 2022

Journapalm 1119

Il s’était couché de bonne heure et son sommeil avait été réparateur. Il avait rêvé qu’un homme était mort subitement, après avoir craché du sang à la fin d’un banquet de mariage. En se levant ce matin-là, il trouva que quelque chose avait changé, sans trop savoir quoi. Le monde avait la gueule de bois. Il resta un moment sur son minuscule balcon, à traquer l’incertitude qui l’étreignait. C’est alors qu’il réalisa que les montagnes avaient disparu. Le paysage vallonné de son enfance n’existait plus, le vide et l’horizontalité devenaient les nouvelles normes.

samedi 3 septembre 2022

Journapalm 1118

Sur l’étang, les fleurs de nénuphars dessinaient des figures géométriques aux teintes vivaces, une ligne claire sur une planche sombre, de l’espoir au crépuscule pour aider à survivre à la nuit.
Mais au petit matin les fleurs avaient été arrachées et l’étang évoquait un océan d’amertume plongé dans l’ombre. Sur le rivage, devant un saule aux branches tortueuses, les fleurs s’étaient recroquevillées, leurs pétales séchées dessinaient à présent les innombrables pattes d’araignées racornies qui commençaient à sortir de leur cocon translucide.

vendredi 2 septembre 2022

Journapalm 1117

Dans la lumière du soleil couchant il compte les brebis sans parvenir à s’endormir. Son amie lui dit que ce sont les moutons qu’il faut compter pour que cela fonctionne. Il lui rétorque qu’il n’a que des brebis en stock, qu’elle n’a qu’à regarder elle-même. Se redressant, elle observe le paysage et aperçoit un troupeau de brebis. Éreinté par la longue marche jusqu’à la plage, le Patou qui les surveille tire la langue et s’allonge dans le sable. Les brebis avancent dans la mer mais ce n’est plus son problème. Il s’endort en comptant les brebis qui se noient.

jeudi 1 septembre 2022

Journapalm 1116

Longtemps il a continué à faire comme si tous les chemins menaient à Rome, fonçant dans la nuit sur son scooter, sans emporter de cartes ni de fusibles de rechange. Il allait tête nue, la cigarette fichue au coin des lèvres. On l’a retrouvé au petit matin sur une route brumeuse du Morvan, hagard, dérivant sur le bas-côté. Il nous a agrippé le bras comme si nous étions sa dernière chance. Il n’était plus question de Dolce Vita mais d’une rencontre terrifiante avec la frégate du Hollandais Volant. Et il a pleuré en demandant à ce qu’on le ramène chez lui.