Stanislas Lem est mort un lundi, m’annonce-t-elle, incrédule.
Et alors ?
Tu crois que s’il s’était appelé Jem, il serait mort un jeudi ?
Je la regardai en secouant la tête de consternation.
En tous cas le 27 mars 2006, reprit-elle, moi j’avais mangé des nems, c’est pas troublant ça ?
Comment tu t’en souviens ?
Parce que je note tout. Par exemple quand j’ai lu Solaris j’avais mangé des sushis. C’est étrange, non ?
De crainte de me montrer trop cruel, je préférai ne rien répondre.
Ici les feux rouges vont par deux et la lune, lorsqu’elle est pleine, a la forme d’un crane de fête mexicaine. C’est sûrement pour cela qu’elle a choisi de venir là. Lui, il suit, comme toujours. Il la perd dans les dédales du centre-ville, devant les murs aux peintures criardes dont il se demande s’ils forment un code. Rose. Vert. Bleu. Jaune. Chaque fois un marchand de glaces ou un cireur de chaussures lui dit qu’il a vu la grande fille blonde mais voilà trois jours que ça dure. Il va falloir se résoudre à rentrer seul à Paris.
Se pouvait-il qu’il ait grossi à ce point pendant la nuit ? Le constat était en effet implacable à son réveil : il ne pouvait plus passer la porte de sa chambre. Il crut à un rêve dont il attendit en vain de s’éveiller puis il pensa à une plaisanterie et appela son épouse à travers l’étroite ouverture. Personne ne répondit. Alors il se souvint qu’il n’était pas marié puis qu’il n’habitait même pas cet endroit inconnu.
Ernest voulait devenir pompier, courir à la caserne en laissant tout en plan à la réception d’un message d’alerte. Il a essayé huit fois le concours pour être pompier et huit fois il a échoué.
Alors son père conseiller municipal lui a trouvé une place au guichet de la gare. Ernest est un guichetier appliqué qui aime aider les personnes âgées qui ne savent pas utiliser internet pour acheter un billet. Mais quand il entend retentir les sirènes des pompiers, il abandonne ses clients et court aux toilettes où il ouvre les robinets à grandes eaux.
Les soirs d’été, il aime s’allonger au milieu de son lit et soulever le simple drap de part et d’autre de son corps pour le faire gonfler et le sentir retomber doucement sur lui. Sensation de caresse et de volupté. Son corps comme étranger à lui-même, aérien. Jusqu’au jour où le drap retombe sur le matelas sans le toucher. Il vient de disparaître dans la dimension des hommes qui n’existent plus que dans les songes.
Il a trouvé refuge à l’ombre d’un jeu de quilles géant installé sur un green de golf que plus personne ne pratique. Certes l’herbe a poussé et lui chatouille dos mais l’endroit reste confortable, à l’écart des grands axes et des concours de testostérone. Il finit par fermer les yeux et s’endort, bercé par le sifflement du vent dans les peupliers qui bordent le green. Personne ne l’a averti que les avions de chasse utilisaient les quilles pour s’entrainer au tir de roquettes en vol. Le bourdonnement des jets l’a réveillé, ensuite il s’est figé en attendant la tempête.
Dans la cour intérieure de l’abbaye en ruines, un gourou glabre et chauve, pieds nus et robe de bure vert Irlande rompt un pain de maïs au son des tronçonneuses qui arrivent. Les bucherons de l’apocalypse poursuivent leur entreprise de destruction de ce morceau de Savoie mais le gourou a décrété que la messe du dernier jour se déroulerait jusqu’à son terme. Et les fidèles chargés de dope, leurs yeux lourds comme un matin de cuite psalmodient en chœur pour couvrir le bruit qui se rapproche des moteurs deux temps hachoirs du monde.
Il a loué pour trois semaines, loin de tout : encombrements sur le périphérique, chefs de service pervers et sa famille de crétins. Un studio sous les toits de Quiberon, avec un vaste balcon décoré de pétunias. Il aurait pu imiter ces cadres japonais qui payent pour disparaitre. Il a préféré la quiétude tempétueuse de la Bretagne en automne. Son chevalet, ses stocks de pinceaux et sa peinture… Après trois semaines il a choisi de ne pas retrouver son quotidien. Il a obtenu un passeport frauduleux : dorénavant il sera Andrew Chapman, peintre irlandais et dresseur de pétunias.
Au début il prit ça pour une canicule passagère. Puis il réalisa que la chaleur s’installait pour de bon. Et avec elle des dizaines de mouches qui tournaient dans son appartement. Qui le harcelaient. Il eut l’idée d’acheter un cochon, en se disant qu’il goberait les mouches. Mais le cochon ne gobait pas les mouches. Pire, il refusait de rester dans l’enclos installé près de la salle de bains.
Après le sixième mois de canicule, l’hiver arriva enfin. On retrouva l’homme démembré dans son appartement, des morceaux de son corps manquants. Et un cochon énorme au milieu des mouches.
Ils sont venus en nombre, belligérants voraces, tireurs d’élite, mercenaires pervers, brutes et assassins. Tous les premiers prix de la barbarie réunis sur la scène du foyer rural. Et le public les a ovationnés pour le spectacle de fin d’année. Car aujourd’hui ils ne sont encore que des enfants et personne ne sait l’étendue de l’étrange malédiction qui va frapper cette classe de CE2 qui, dans quinze ans à peine, regorgera de repris de justice et de psychopathes.
Elle rêvait d’ouvrir une friterie belge sur les berges du lac Titicaca. Il projetait de fonder une entreprise de pompes funèbres spécialisées dans les cérémonies sous-marines. Ils ont décidé de s’associer pour créer la première friterie funèbre, proposant un service de dispersion de cendres dans le lac Titicaca avec repas typique belge après la cérémonie. Toutefois, les habitants des environs semblaient réfractaires aux nouveaux concepts.
Il a sauté à pieds joints dans une flaque à la sortie de la ville. Ce qu’il ignorait c’est qu’elle était profonde. Vraiment profonde. Il ne l’a compris qu’en ressortant complètement tourneboulé de l’autre côté du globe, au pays des kangourous où l’eau tourne dans le sens inverse lorsqu’on tire la chasse.
Elle a tracé des lignes brisées entre la vie qu’elle aurait pu connaitre et la réalité. Puis elle a rassemblé les feuilles, les a numérotées et les a données à un homme au coin de sa rue. Son truc à lui c’était l’épicerie et pas vraiment les vies alternatives. Alors il a contemplé l’ampleur du chantier et il lui a donné des citrons et un rouleau de pâte brisée qu’il conservait dans ses réfrigérateurs. En lui certifiant que tout va mieux avec une tarte au citron faite maison.
Après dix ans de routine quotidienne, il a décidé que ça suffisait comme ça. Alors il a pris un pied de biche et il est entré par effraction dans sa propre vie. Ce qu’il y a trouvé l’a rendu nauséeux. Même en mettant des morceaux de vacances bout à bout, en y ajoutant quelques soirées passées dehors et une poignée de week-ends au grand air, la somme des moments remarquables restait famélique. Les gendarmes venus constater l’effraction lui ont dit que c’était pareil chez les autres, alors autant se faire une raison et reprendre un whisky.
David fut un nourrisson souriant au sommeil apaisé et un enfant tranquille. À l’adolescence, il cessa d’aller à la messe. Il s’amusait à capturer des crapauds pour les brûler vivants. Il applaudit à la tentative de meurtre du pape et lorsque la navette Challenger explosa. Un matin il vint au lycée avec une kalachnikov et fit un brillant exposé sur l’arme, ses origines, ses caractéristiques techniques, allant même jusqu’à la démonter pièce par pièce. Pour contrarier le funeste destin qui l’attendait on lui fit faire de la politique. Une fois élu, il mena sa carrière de criminel en toute légalité.
Ça lui a pris comme ça, un matin en sortant de son lit. Il s’est levé et puis il a décidé d’aller voir à quoi ressemblait le monde. Il a traversé son jardin, sa rue, son village et il a longtemps marché avant d’atteindre la route. Il n’avait encore jamais vu de route ni de camions. Il n’a jamais réussi à la traverser. Arrivé au milieu de la chaussée, un semi-remorque lancé à cent kilomètres heure n’a pas réussi à l’éviter. Ici finissait donc le monde. Il n’était pas si vaste après tout, pensa-t-il avant de cesser de respirer.
On l’a embauché pour entretenir la piscine et arroser les plantes du jardin pendant leur absence. Il a accepté malgré le salaire ridicule et l’éloignement de la superbe propriété avec son studio miteux. Un job d’été, c’est un job d’été… Se faire payer pour barboter dans la piscine et fumer le cannabis des propriétaires sous la glycine, il avait connu de bien pires conditions de travail.
Il n’avait pas mis les pieds sur une plage depuis plus de cinq ans. Aussi, quand ses orteils retrouvèrent le contact doux du sable, son cœur gonfla de joie. Il dégaina aussitôt sa pelle et il se mis à creuser. Pendant que d’autres jouaient au ballon, se baignaient, promenaient le chien, que d’autres allongés sur leurs serviettes lisaient ou décodaient leurs grilles de mots croisés, il creusait. Lorsque le soir tomba, il continua de creuser. Au petit matin, les employés municipaux chargés de nettoyer la plage trouvèrent un trou immense au fond de laquelle brillait une pelle abandonnée.
Elle lui a tendu l’assiette creuse d’un geste sec, son visage comme la douane d’une république soviétique de l’ancien temps. Il a compris qu’il serait vain de lutter. Dans l’assiette qu’il prit, un avocat coupé en deux, la peau veinée de boursouflures sombres et dont le vert n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle a refermé la porte et il a entendu le bruit des verrous de l’autre côté. Dans le silence de sa chambre, sa respiration battait la mesure d’une course contre l’absurde. Au moins, manger l’occuperait un temps…
Parce qu’elle vivait dehors depuis trop longtemps, parce que le soleil tapait un peu trop fort sur sa tête et parce que son estomac descendait dans ses talons, elle entra dans un champ de tournesols et en mangea plusieurs. Pour mieux les faire passer, elle pensa à des cœurs d’artichauts colorés au safran, mais le plus efficace resta la bouteille de whisky qu’elle biberonna entre chaque bouchée. Elle avala quatre tournesols puis son estomac manifestant son mécontentement, elle s’allongea à l’ombre d’un pommier où elle rêva d’une partie de tennis opposant Newton à Van Gogh.
Revêtu d’un tee-shirt à l’effigie du Che, il s’est placé sur la place de la Comédie, le poing levé, à haranguer la foule à la rage du soleil. Il crachait son discours vindicatif devant des touristes indifférents et des indigènes amusés. Mais avec l’estomac vide, les révolutions tournent court. Alors le Che de Montpellier a quitté son poste pour aller manger. Tout ce qu’il a trouvé ce sont des tomates vertes cueillies à même le sol dans un jardin collectif. Deux heures plus tard son organisme se révoltait dans les toilettes publiques où il se vidait les tripes.
Il a rassemblé toutes ses affaires dans un sac de cuir sombre qu’il porte en bandoulière. Quittant son foyer, il a marché sur les trottoirs de la ville jusqu’à ce que les trottoirs s’effacent et que la ville ne soit plus qu’un bourdonnement lointain. Alors il a continué par les chemins et les collines, atteignant la gare à la tombée de la nuit. Il se trouvait au milieu du rien, ou du presque rien, n’était-ce la gare qui le retenait au monde des vivants. Le train passera à minuit : au changement de date coïncidera son changement de vie.
D’après le barman, le cul de jatte est entré dans le bar aux alentours de dix-neuf heures trente. C’est quand la partie de billard dans l’arrière salle a commencé que les choses ont mal tourné. « Le cul de jatte est monté sur ses grands chevaux » indiqua le barman. Il était certes privé de ses jambes mais il avait des épaules solides. Toutes les billes du billard y passèrent. Mais à la quatrième, l’un des belligérants ne se releva pas, le crâne en sang. Dans l’agitation, le cul de jatte a disparu et la bille noire avec lui.
Respectant la tradition familiale, ils allument trois bougies pour célébrer le solstice d’été et la nuit la plus courte de l’année. Dehors, dans le vaste jardin mal entretenu ils ont fauché un bout de terrain sur lequel ils ont allumé un feu de joie. Prenant quelques pas d’élan, les invités sautent par-dessus le brasier devant les yeux incrédules des enfants. Les rires et la musique accompagnent la soirée et tous oublient que demain matin il faudra partir faire la guerre pour un imbécile idéal.
Son horizon habituel est une somme non négligeable de carcasses de voitures, un amoncellement de tôles de couleurs disparates qui forment des collines absurdes en bordure du boulevard périphérique. Quatre générations de casse automobile, il ne se sentait pas la force morale d’aller contre le destin. Mais chaque année au mois de juillet, histoire de se racheter une conscience, il met le cap sur un hameau perdu du Massif Central où il ne passe que des vaches et des nuages de pluie.
La colonne humaine s’active à l’aplomb de la falaise, lampes frontales allumées sur la tête. Leurs gestes sont mécaniques, leurs regards des chalutiers coulés en mer d’Iroise. Ils grattent la terre, remplissent des seaux qu’ils vident et recommencent. Leur obéissance docile prolonge un cauchemar dont ils forment la structure volontaire et le squelette permanent. Il n’y a même pas besoin de gardiens, leur éducation reste le mirador le plus efficace.
Il s’est installé dans un container qu’un architecte a récemment recyclé en studio dans le quartier de la Confluence. D’ici il a une vue imprenable sur les rats et les trafics nocturnes du quartier. Et quand il parvient à s’endormir, abruti par les anxiolytiques, il rêve qu’il descend le Nil sur une chaloupe de bois bandé, le soleil dans le dos et l’avenir en cinémascope devant lui.
Après avoir pesté en toute occasion contre la moindre petite contrariété qui lui faisait perdre son temps, il dispose maintenant d’un confortable stock d’années à dépenser. Condamné au lit sans pouvoir bouger autre chose que ses yeux, il apprend à dompter les pièces immenses de sa prison mentale. En priant chaque soir devant le bulletin météo de la télévision pour qu’on annonce de l’orage et que les appareils qui le maintiennent en vie n’y résistent pas.
On a installé des herses près des bancs publics pour empêcher les clodos de venir se mettre à l’ombre des platanes. Les pigeons eux, continuent de chier partout mais les défenseurs des animaux veillent au grain : la municipalité ne peut pas les empoisonner. De toute façon il en viendrait d’autres. Il en vient toujours d’autres. Le maire a dit que c’était comme de vider un trou d’eau à marée basse avec un dé à coudre. J’en sais rien. Mais je sais que je préfère les rapaces aux pigeons et que les clodos vont bientôt payer leur ombre en Villageoise.
L’aîné de la fratrie travaille dans un bureau de poste qui ouvre deux heures par jour dans un village d’Ardèche. Le second est canonnier sur un navire de guerre qui croise en mer de Chine et dans d’exotiques océans. Leurs parents se reposent à l’ombre d’un chêne dans un cimetière rural du centre de la France. Vivants, ils seraient les premiers surpris d’apprendre que l’un de leurs fils est accusé de trente-cinq meurtres sordides. Surtout l’aîné qu’ils ont connu tranquille employé des postes collectionneur de papillons et qui venait déjeuner chez eux chaque dimanche.
D’après les enquêteurs, le rat est entré dans la voiture en utilisant le tuyau d’échappement puis il a profité d’un trou entre le moteur et l’habitacle. L’homme assis au volant avait avalé suffisamment de somnifères et d’alcool pour se suicider proprement mais il est bien mort des blessures que le rat lui a infligé. On a dit à la famille qu’il n’avait rien senti à cause de toute la toxicité contenue dans son organisme.
