Bâtisseurs d’empire immobilier depuis deux générations, les hommes de la famille travaillaient tous au siège de l’entreprise fondée par le grand-père au cœur du quartier financier de New York. Mais Simon, le petit dernier, préféra changer de voie : il fut le premier à tourner le dos à la tradition. Créateur de chimères, il passait ses journées à assembler des os d’animaux pour composer le corps de créatures imaginaires qu’il exposait ensuite dans son cabinet de curiosités.
Dans le vie inventée elle se perd et retrouve l’innocence puis l’extatique espoir, levé droit comme un phare dans l’écume de novembre. Ses blessures anciennes deviennent des larves en transformation, étape nécessaire et étrange à la fois vers un nouveau statut papillon. Même son crabe intime baisse la tête et accepte sa défaite – temporaire ajoute-t-il – en partant à regrets, assénant une prophétie de retour qui lui procure des frissons dans le dos. Mais en attendant que revienne le crabe, elle a quelques années de fiction à retranscrire sur le papier.
Debout derrière la baie vitrée de son pavillon de banlieue, il observe les habitudes des gens, note les horaires et les évènements dont il est témoin. Seul et adepte de la théorie du complot, les occasions pour rédiger une note ne lui manquent jamais.
Le monde autour de lui ressemble à une série au grain d’image grossier que l’on aurait tournée en RDA vers 1972. Un jour peut-être son zèle sera-t-il reconnu en haut-lieu et des espions en costumes cintrés gris viendront lui proposer un emploi.
Les plages de Normandie s’étendaient devant lui, offertes à la caresse ambigüe d’un soleil aux infernales intentions, blanches d’un jour nouveau qui aurait souffert de troubles de la mémoire. Son visage à lui n’exprimait aucun trouble, son regard vert-de-gris ne dansait plus et les taches noires sur sa peau diaphane rentraient la tête dans les épaules. Nous étions un 6 juin et les avions transatlantiques effaçaient le ciel bleu, dix-mille mètres au-dessus de lui.
Elle lui disait souvent de prendre du recul sur les évènements, en particulier lorsqu’il ne pouvait en infléchir la trajectoire et qu’il se contentait de les subir.
Aussi, le soir de la Saint-Sylvestre, après lui avoir asséné vingt-huit coups de couteau dans le ventre et dans le torse, il se servit une coupe de champagne en la contemplant agoniser. Si elle mourrait à présent, il ne pouvait plus rien y faire, c’était une histoire qui ne le concernait pas. Et il trouva la sensation vraiment réconfortante.
Le nez écrasé contre la vitre, l’enfant regarde les vaches qui regardent passer le train qui hennit et qui renâcle comme une haridelle que personne ne veut achever. Chaque nouvelle ville étape qui apparait dans le brouillard de novembre est une occasion supplémentaire de fuite en avant : un coup de corne de brume, un coup de fumée que crache la cheminée et le train continue sans s’attarder en enfance. C’est dommage pense l’homme qui se recule sur son siège, j’en aurais bien repris une dose.
D’accord, ce sont de grands hommes de lettres et de son point de vue, il faut distinguer l’homme de son œuvre – juste pour sauver Louis-Ferdinand – mais malgré tout, il ne peut s’empêcher d’imaginer Pablo Neruda et Ezra Pound jetés sur un ring de boxe, gants en mains. Il se dit même qu’un arbitrage assuré par Hemingway et une organisation confiée à Jack London pourrait donner quelque chose de savoureux. Peut-être même qu’à défaut de le vivre pour de bon, il va écrire ce combat putatif.
Il leur annonça la fin du monde entre le fromage et le dessert, juste au moment où ils se tâtaient sur l’intensité de leur faim et qu’ils se demandaient si, vraiment, un baba au rhum serait de trop ou non avant d’aller dormir. Aussi, lorsqu’il exposa son plan de lancement de mille têtes nucléaires d’ici deux heures, la question de leur digestion n’en fut plus vraiment une et passa au second plan.
Lorsque le changement d’heure approchait, il serrait son chandail contre lui et son visage adoptait les traits d’un orage en formation. On aurait pu le confondre avec un enfant s’il n’avait pas été perclus de rides et de tâches de vieillesse. « Non, pleurnichait-il, je veux pas changer d’heure et je veux pas bouffer mon cheval ! » On avait beau lui répéter qu’il se trompait, lui assurait qu’il n’était pas cavalier de l’Empire, il se croyait toujours en 1812 en pleine retraite de Russie.
Au salon il a passé son week-end à attendre que la peinture sèche et que les tapis soient époussetés. Sa femme était pourtant là, allongée au milieu de la pièce, le crâne fracassé et un marteau en sang à côté d’elle mais il n’a pas vraiment réagi, persuadé qu’elle finirait bien par se lever et par se mettre au travail. Même morte, elle restait décidément une indécrottable fainéante…
Elle roulait dans une minuscule voiture toute ronde aux phares parfaitement ovales et dont la carrosserie brillait d’une couleur rose métallisée qui la faisait ressembler à un bonbon sur quatre roues. Lorsque les gens l’apercevaient sur la route, ils se sentaient apaisés et le cœur léger. Aucun d’entre eux ne se doutait que dans le coffre de cette adorable voiture bonbon, elle dissimulait les têtes et les membres découpés des amants qu’elle avait égorgés.
Michel voulait les tours de la Défense et celles de Manhattan, l’ivoire des éléphants d’Inde et l’or des mines d’Afrique, la tendresse d’une femme aimante et la sauvagerie d’une nymphomane slave. Toute sa vie durant, Michel avait souffert de son incapacité à choisir. Aussi lorsqu’on l’abandonna à l’intersection de deux routes, son esprit bascula en mode accident et il demeura figé dans la stupéfaction. Après quatre jours prostré dans cette indécision profonde, il mourut de stupeur naturelle.
Dans une autre vie elle disait qu’elle serait indienne mais pas une guerrière avec ces histoires d’indépendance et de conneries féministes. Elle avait dépassé ce stade depuis longtemps, bien en avance sur l’évolution de la société. Non, elle serait chamane et guérisseuse, elle parlerait aux étoiles et dompterait le feu. Et elle disait cela de façon très sérieuse, entre deux cigarettes qu’elle fumait sur le balcon au-dessus des Champs-Élysées.
Depuis qu’il perce des trous dans les murs de son hôtel particulier, le vicomte chauve s’est pris de passion pour l’emmental au point de se mettre en ménage avec une vache laitière Suisse. On dit même qu’il aurait abandonné son activité de bricolage au profit de peinture sur bois, sa spécialité étant les trous en trompe l’œil sur fond de meule de fromage.
Dans le fond du jardin à l’ombre du vieux figuier vivait une grenouille savante qui savait lire et connaissait les constellations. Douée de sagesse, elle jouissait en outre d’un exceptionnelle santé et pouvait lire sans lunettes les prospectus et les pages de journaux déchirées. Malgré tout, elle passa sous les roues du tracteur tandis qu’elle traversait la route le nez dans le journal du jour.
Elle confondait les lettres depuis l’enfance et à cause de cela, l’apprentissage des mots lui fut laborieux. Ses parents utilisaient des images en couleurs représentant des animaux et des objets du quotidien mais elle butait parfois longuement avant de parvenir à les déchiffrer.
Lorsqu’elle eut quatorze ans et qu’il s’avéra qu’elle confondait toujours le corbeau et le coyote, elle fut envoyée chez un chaman indien qui en fit une authentique Cheyenne.
D’avoir trop assidument lu les livres de Jack London, il avait développé un tropisme pour l’aventure et un goût démesuré pour le grand Nord.
Ayant vu le jour bien trop tard pour vivre la ruée vers l’or, il fut parmi les premiers à se précipiter en Afrique afin d’y récolter la Sil-8, la nouvelle pépite minière dont on disait qu’elle remplacerait le pétrole. Mais il fut tué dans un rixe de bar entre prospecteurs le lendemain de son arrivée, comme dans un bouquin de Jack London.
Lorsqu’il disait qu’il reviendrait un jour en France, à dos d’éléphant et sous les acclamations d’un peuple extatique, peu de gens le croyaient. Et pourtant un peu avant d’atteindre cinquante-cinq ans, il accomplit ce présage lorsqu’il pénétra sur la place de la Bastille un jour de novembre, juché sur un énorme éléphant d’Inde. Mais la population ne le remarqua pas, trop occupée à regarder sur son téléphone portable une série racontant la mort du dernier éléphant.
Les voix ont des aptitudes à la polyphonie que son cerveau orchestre avec beaucoup de difficultés. Elles se taisent parfois durant de longs moments qui le plongent dans le désarroi mais la plupart du temps elles se multiplient et s’additionnent sans cesse, son esprit devient alors un vaste tableau noir couvert d’équations vocalisées à s’en arracher les cheveux. Il voudrait les écouter toutes, prendre le temps de les comprendre mais au lieu de cela, en proie à la tension et à la fatigue, il s’enivre le soir venu pour les faire taire et trouver enfin le sommeil.
Chaque année lorsque les calendriers affichent septembre, son esprit se détache des obligations du quotidien. Alors, à plusieurs reprises au cours de la journée c’est comme si une bulle se crevait et s’élevait dans l’air. Son esprit s’éloigne et s’en va trainer du côté de la mer Égée, dans le touffeur sèche d’Athènes au petit matin et il se sent comme un astronaute sur le pas de tir d’un rêve éveillé.
La clé du coffre a disparu dans la poche d’un intrigant n’ayant pas le sens de l’équilibre et qui chuta dans les douves en essayant de descendre du donjon par la face nord : celle exposée aux frimas de la péninsule glaciale. Alerté par le bruit de la chute dans l’eau, un alligator aveugle mais encore doué d’un ouïe performante fondit sur le malheureux et le dévora en quatre minutes. Depuis, on cherche la clé du coffre contenant l’arbalète magique et qui est l’unique arme pouvant venir à bout de l’alligator.
Le scalpel n’était pas destiné à accomplir ce funeste dessein. Comme cela se produit souvent, ce fut une erreur d’aiguillage, un hoquet du destin qui n’aurait pas dû occasionner une telle avalanche de dégâts. Mais la malchance se produit plus souvent qu’on ne le pense et les parois abdominales des hommes sont pleines de surprise. Un coup de scalpel mal placé suffit à percer une coque de marijuana avalé par une mule et à faire perdre une belle somme à un trafiquant peu précautionneux.
Sa peinture naïve faisait le bonheur des collectionneurs atteints de calvitie que l’on apercevait converser tout en fumant de fins cigarillos verdâtres à deux pas du jardin zoologique, sous les arcades du cloître Saint Joseph. À l’endroit même où dix ans plus tôt, la célèbre artiste peignait une toile représentant le gorille albinos figé par la surprise, debout sur le mur d’enceinte tandis qu’un Boeing s’écrasait sur une tour de cent-cinquante étages à deux blocs de là.
Elle use le stylo jusqu’à ce que celui-ci pousse son ultime râle sur la feuille de papier. Elle ne connait pas de sensation plus angoissante que celle éprouvée au moment où la pointe du stylo atteint le terme de sa vie, que l’encre s’assèche et s’épuise, que les blancs remportent le combat. Aussi, pour chasser cette angoisse n’a-t-elle rien trouvé de mieux que de tenir en permanence rangé dans sa poche un stylo neuf et prompt à débiter son flot de lettres.
Il tient les cordons de la bourse avec une grande agressivité, toujours la grogne au visage, toujours prompt à mordre une main qui approche, ses dents comme des hachoirs lubriques ne connaissant ni pardon ni rédemption. On dit de lui qu’il préfère son argent à sa femme : c’est faux, il ne dort qu’une fois par semaine dans son coffre-fort, alors qu’il dort deux fois par semaine avec sa femme.
Il dit qu’il ne pensait pas à mal, que son esprit n’était pas englué dans un quelconque processus belliqueux et qu’il ne pensait pas à mal.
Tout de même, objecta le policier, lâcher une boule de pétanque depuis un hélicoptère, vous deviez vous doutez des dégâts occasionnés...
Je sais, sanglota l’accusé, j’ai essayé plusieurs fois avec une balle de ping-pong mais c’est nettement moins drôle.
Elle y avait cru trop tôt, comme une embellie trop vite refroidie, un espoir qui était né, avait gonflé dans son esprit puis qui s’était éteint, pareil à une allumette craquée et consumée en un quart de seconde. Le temps qu’il avait fallu à son intuition pour traverser les barrières de la potentialité et s’affaler dans la fange de la déception. Non, elle ne pouvait pas placer TANZANIE sur le plateau de la partie de scrabble en cours, même si le Z sur la lettre compte triple, ça aurait été beau.
Adossé à la barrière de bois fraichement repeinte en blanc, le chanteur gothique aux yeux recouverts d’un ostentatoire maquillage et revêtu d’une large toge noire s’endormit d’avoir trop consommé d’hydromel. Lorsqu’il se réveilla et qu’il se leva, les chasseurs apercevant son habit à rayures le confondirent avec un zèbre et le truffèrent de plomb. À défaut de sanglier, il s’agissait d’un trophée dont ils surent se satisfaire.
Après avoir assisté à la grande messe du 11 novembre, elle sortit de l’église au moment où une rafale de vent s’engouffra dans la corniche et commença à désolidariser les rangées de tuiles dans un blizzard cliquetant.
De l’avis des témoins, personne n’aurait pu la sauver, à moins de figer le temps mais personne ne savait encore accomplir ce prodige, même avec un appareil photo.
Elle mourut sur le coup, avec un sourire énigmatique figé sur la photographie.
Parfois il pense à ce livre qu’il se souvient avoir lu à une période de sa vie durant laquelle sa santé mentale suivait des cheminements hasardeux.
Dans ce livre un homme marchait à l’intérieur de cratères creusés sur une étrange planète mais à la réflexion, il n’est plus vraiment sûr que le livre ait existé. En revanche la planète et ses cratères oui, il s’en souvient très bien, il a même semé des cailloux dans le ciel pour en retrouver le chemin.
