Quand il baissa son pantalon il sentit son téléphone se faire éjecter de la poche arrière. Il se retourna aussi vite qu’il le put mais ce ne fut pas encore suffisant. Son téléphone gisait déjà au fond de la cuvette, enfoncé dans l’énorme étron laissé par le précédent usager des toilettes publiques. Il comprit alors que la journée ne serait pas bonne. Autrefois il redoutait de marcher dans une merde lorsqu’il empruntait les trottoirs. Mais grâce à la magie du téléphone portable, on pouvait maintenant y mettre aussi les doigts.
Pour passer le temps il a commencé à mâcher des couverts en plastique. Chaque midi à la cantine il dérobait discrètement une fourchette ou un couteau en plastique. Il les choisissait les plus souples possible pour faciliter le travail de ses dents. Et ensuite, durant tout l’après-midi, il mâchouillait les couverts, mordant et grinçant des dents jusqu’à en faire des copeaux de plastique qu’il conservait ensuite dans un mug en céramique. Une multitude de petits débris de plastique comme du sable transparent. Son objectif inavouable étant de produire cinq kilos de copeaux de plastique par an.
Le grand livre, irrévérencieux, drôle, tragique et total : voilà la mission qui nous / vous est donnée sans toutefois que jamais personne n’y parvienne tout à fait, à peine certains individus s’en approchent-ils comme dans la brousse on s’approche d’un vieil éléphant. Ils en aperçoivent seulement les défenses qui miroitent au creux de la nuit diffuse, de la poudre d’ébène mêlée aux poussières du crépuscule. Juste avant que le livréphant ne lève la trompe et ne pousse un barrissement qui se répercute contre les falaises longtemps après que tu aies terminé de lire ce drôle de livre.
Je regarde tout en haut de l’Empire State et je vois ces étages empilés les uns sur les autres comme à la parade. Sauf que ce matin il n’y a pas de célébrités qui défilent sur Times Square à bord d’un cabriolet Plymouth ou Cadillac avec des milliers de gens aux fenêtres qui leur jettent dessus une pluie de confettis. C’est juste un jour comme un autre dans le calendrier et il y a un type qui vient de passer quarante-huit heures enfermé dans un ascenseur en panne entre deux étages. C’est drôlement long quarante-huit heures dans un ascenseur.
Le sol de cette pièce penche de façon anormale. Je veux dire, d’accord, un plancher de guingois ça fait partie des choses habituelles ou tout du moins qui relèvent du domaine du possible. Mais pas ça. Pas un sol vivant constitué de torses humains collés entre eux, amputés de leurs membres, et des troncs qui se contorsionnent, attachés à des têtes qui bavent, grimacent et gémissent depuis des bouches remplies de salive et de fureur. Des sols qui penchent ainsi, non cela n’a rien de courant.
Le chien a échappé à trois accidents de chasse puis à deux accidents de la route. Là-bas, on dit de lui que c’est un miraculé. Au fond de la cour du chenil, les autres chiens lui vouent un authentique respect, peut-être même une sorte de dévotion. Ils lui donnent une part généreuse de leur pâtée, lui réservent la meilleure place dans la cage commune, à l’ombre. Mais lui, tout ce qu’il voudrait c’est qu’on lui fiche la paix et qu’on le laisse regarder « Lassie » à la télévision.
Sept ans après la publication du premier tome d'une sélection de fictions courtes écrites entre 2004 et 2012, voici l'acte deux - en quelque sorte - de ces textes dont la longueur varie entre quelques lignes à quelques pages.
Roi du tournevis, empereur de la truelle, prince de la clé de douze, on l’appelait Bricolo d’un bout à l’autre de la ville. Il aimait tant le bricolage que lorsqu’un tueur en série enleva son épouse pour l’écarteler sur une roue de charrue, le psychopathe l’appela pour réparer la roue qui se fissurait. Manque de chance pour l’épouse, Bricolo tenait davantage à sa réputation qu’à son mariage et il vola au secours du tueur maladroit.
Depuis l’enfance elle vouait une passion pour les chevaux dont elle ne se défit pas en passant le cap de la vingtaine ni en découvrant d’autres loisirs de son âge tels que les soirées arrosées en boite de nuit. Là où elle rencontra au détour d’une conversation profondément superficielle en fin de nuit un homme charmant qui lui confia que lui aussi adorait le cheval, surtout accompagné de vin de Bordeaux et d’aligot.
Venue au monde doté d’une incroyable souplesse organique, elle se rêvait ventriloque célèbre, voyageant dans d’immenses avions et se produisant devant des foules ébaubies qui scanderaient son nom en hurlant à tout rompre. Mais parce qu’elle avala une guêpe le jour de la rentrée des classes en CP, elle souffrit toute sa vie d’avoir la langue enflée et se reconvertit en colleuse de timbres.
Elle s’est réveillée avant les premiers éclats du soleil, bien avant le chant du coq, et elle a quitté la chambre sans un bruit. On l’a retrouvée quelques heures plus tard, sur la plage à marée basse, ses cheveux fous dans le vent et des stratus confus en plein combat de boxe dans son dos. Elle se tenait là, immobile, dans le murmure des rouleaux blancs qui venaient frapper le corps sans vie du cétacé échoué.
Parce que son grand-père s’était fait rôtir au napalm dans une rizière à trente kilomètres de Diên Biên Phu en 1969, Karl Jefferson jurait depuis l’enfance que son aïeul serait un jour vengé. En 2039, ayant brillamment réussi le concours technique, il fut nommé responsable du programme américain de colonisation de la Lune. Et sa première mesure fut d’en barrer l’accès à tous les Vietnamiens.
Enfant, il passait de longues heures seul, assis par terre, à contempler le plafond et à s’imaginer dans un monde inversé où il marcherait au plafond, là où seraient installés les tables et les chaises, où il devrait lever la jambe pour enjamber les portes. Devenu adulte, il marche à l’envers et pédale à contresens. Certains prédisent que le jour de sa mort, il sera redevenu un nourrisson.
Après avoir aspergé d’essence le corps du rhinocéros, le braconnier pyromane a jeté une allumette sur l’animal. Il a compté jusqu’à trois en oubliant les nombres rationnels car son temps était compté et sa tante Apolline qui l’avait élevé lui avait appris à ne perdre son temps à compter les Q, activité qui conduisait inéluctablement à l’endormissement. Mais manque de chance, avant d’avoir atteint le chiffre trois, le rhinocéros enduit d’essence s’était relevé et galopait déjà au loin.
S’il avait inscrit ce penalty dans les arrêts de jeu, son équipe aurait remporté la finale de la coupe et lui aurait dépassé la barre des cents buts dans sa carrière. Mais son cœur a décidé de le lâcher au plus mauvais moment, à quelques secondes d’un double exploit retentissant. Un coup de déveine à inscrire dans le guinness des presque records.
Il aurait volontiers vendu son âme au diable mais il était trop terre à terre pour savoir comment s’adresser à lui. Sa vie entière fut aussi austère d’un manuel d’instructions de montage d’un meuble Ikéa. De mauvaises langues disent qu’il avait hérité ce caractère d’un père pasteur d’origine hollandaise. Mais le hollandais volant n’était pas très pragmatique alors je suppose qu’il y avait une autre raison expliquant sa grisaille, comme celle d’être tout simplement un con.
En attendant de repartir sur un projet au long cours très bientôt, j'ai préparé un recueil de textes courts et de poèmes écrits entre 2013 et 2022. Dix ans de textes épars que j'ai relus afin de m'imposer une rude sélection : en moyenne je n'ai retenu qu'un texte sur quinze...
En 2016, "Waterloo en maillot de bain" se proposait de présenter des textes similaires écrits entre 2004 et 2012. Et même si tout peut se lire dans le désordre et de façon tout à fait indépendante, il s'agit en quelque sorte d'un tome 2 dont j'attends maintenant le bon à tirer avant d'en lancer la publication. "Dieu est un astronaute et nous sommes ses techniciens de surface" devrait donc être disponible d'ici la fin du mois de Septembre.
De loin on aurait pu penser à un sac poubelle ni tout à fait vide ni tout à fait plein qui aurait roulé jusqu’au milieu de la chaussée. Et puis lorsque nous sommes parvenus à son niveau, nous avons vu qu’il s’agissait d’un chat noir, mort d’avoir croisé de trop près une voiture ni tout à fait vide ni tout à fait pleine d’enfants.
Comme il trouvait qu’elle avait l’allure d’une actrice de la nouvelle vague, le boucher des Invalides chercha à convaincre son épouse de poser devant le parvis du Louvre dans des attitudes éthérées, l’encourageant à prendre la pose à la manière d’une star vantant les vertus de quelque produit de beauté. Lorsque sa femme consentit enfin à essayer, il y eut un orage terrible et elle fut frappée par la foudre. Elle mourut sur le parvis du Louvre comme une célébrité jouant son ultime représentation.
Ils ont dérobé tous les drapeaux qui hier encore flottaient sur les pics blancs disposés devant le bâtiment de l’ONU. Tous les drapeaux du monde cousus ensemble bouts à bouts pour former l’enveloppe extérieure d’un ballon qui, une fois gonflé d’air, s’est élevé au-dessus du sol de Cap Code. La nacelle en osier accrochée en-dessous s’est alors soulevée et les apatrides en guenilles qui s’y serraient ont applaudi à tout rompre.
Les trompettes ont réveillé la vallée un peu avant le lever du soleil. La basse-cour sens dessus dessous et le coq vexé d’avoir été devancé par le malotru instrument. En dix ans d’exil dans les paysages vallonnées de la Basse Écosse, il s’agissait d’une première. Une fois la colère passée, le coq décida de s’envoyer une timbale de single malt du Speyside pour oublier sa mésaventure : demain serait un autre jour.
Cela ressemblait à un enfant, pas seulement à cause de la taille mais aussi à ce visage lisse aux traits indemnes de sévérité que sculptent les années en expérimentant les diverses formes de frustration du quotidien. Mais à bien y regarder, il se dégageait quelque chose de différent de cette silhouette, un genre d’animalité qui s’exprima de façon soudaine lorsqu’un rat huileux traversa le trottoir et que la chose-enfant se jeta dessus, l’agrippa dans ses mains osseuses et le croqua à pleines dents.
Tu penses qu’à l’heure qu’il est tu pourrais te trouver assis à une table de bistrot aux pieds de guingois posés sur une ruelle pavée de Paris, occupé à ne rien faire d’autre que boire un café trop cher tandis que passeraient devant toi des hordes de touristes chinois aux tenues diaphanes et qui pousseraient des exclamations aigues à chaque pas. Mais par chance tu es seul dans ton bureau sans fenêtre, au milieu d’une campagne isolée, assis devant un mur vierge de tout sauf de la projection de tous tes rêves.
Conditionné dans un caisson hyperbare avec tous les soins appropriés, le magnum de Champagne fut envoyé dans l’espace à l’aide d’un lanceur privé qu’il avait financé sur sa propre fortune bâtie en vendant des photos volées du couple présidentiel en pleine partouze. Quand le champagne lui fut livré à bord de son vaisseau spatial en orbite autour de Mars, il poussa un roucoulement satisfait, considérant qu’il avait désormais pleinement réussi sa vie, ce que confirmèrent les milliers de pouces levés qu’il récolta sur les réseaux sociaux en postant une photo de lui-même se servant une coupe.
Il s’agissait d’une femme au volant d’une Citroën GS vert pomme. Il était forme. Mais le flic qui prenait sa déposition hésitait, les doigts arc-boutés au-dessus du clavier de la machine électrique, les touches frémissantes dans l’attente de sa frappe. Il s’agissait d’un flic débutant qui avait séché les cours de dactylographie pour aller au cinéma avec des filles. Aussi, lorsque le témoin eut terminé son récit, la Citroën GS avait pourri et il n’en restait plus rien qu’un trognon gâté abandonné dans un champ.
Un, deux, trois, nous irons aux bois. Quatre, cinq, six, cueillir des cerises. Sept, huit, neuf, il n’y a plus rien de neuf. Les chiffres d’après ne l’intéressent pas, il préfère chercher des nuages aux formes insolites, des qui se mélangent, des qui se chevauchent, des qui s’oublient, des qui se défilent et qu’on retrouve au crépuscule, endormis contre une montagne qui leur a servi d’oreiller. Au fond, le plus inquiétant reste les fumées des volcans assoupis qui brouillent toujours les pistes.
De tout temps les musées l’avaient plongé dans un profond ennui, quel qu’en soit le thème. Tableaux, sculptures, art moderne ou non, il associait toujours aux musées la promesse d’un majuscule désintérêt assorti d’un profond ennui. Jusqu’au jour où trouvant sur un banc du Louvre un appareil photo il découvrit dans la mémoire de celui-ci des clichés compromettants du Roi qu’il vendit une fortune aux tabloïdes du pays.
On lui a expliqué que l’avion reste statistiquement le moyen de locomotion le plus sûr et que ses phobies n’ont aucun fondement au moment d’embarquer dans le transatlantique. L’enfant hausse les épaules et rétorque qu’on ne doit pas accorder de crédit aux statistiques ni aux classements : il suffit de compulser les chiffres de ventes des livres du mois dernier et qu’est-ce qu’on y trouve ? Du Marc Lévy, du Guillaume Musso, du Virginie Grimaldi mais jamais de Faulkner, de Melville ni de Kafka.
Enfant elle craignait la nuit et redoutait les histoires terrifiantes que lui lisait son frère dans un grand livre rempli d’ogres et de forêts maléfiques. Alors, pour se rassurer, elle se réfugiait sous ses couvertures en serrant très fort son ours en peluche.
Maintenant qu’elle est adulte, elle dort avec un homme ventru et barbu qui la frappe même lorsqu’il est à jeun et qu’on surnomme le grizzly. Mais au moins il ne sait pas lire.
Autrefois tu voulais un chien de berger auquel tu aurais donné un nom d’état d’Amérique et qui t’aurait suivi partout dans tes pérégrinations enfantines. En grandissant tu as compris pourquoi tes parents te l’ont toujours refusé, les raisons pratiques qui rendent difficiles la présence d’un chien au quotidien… Et en vieillissant tu te fais la réflexion qu’ils ont eu raison, écrasant par-là d’un vulgaire coup de semelle tes envies de gosse, confirmant ainsi ton statut de vieux con ayant abandonné la partie
Il y a quarante ans très exactement un homme au volant d’une Peugeot recevait du côté de Malataverne un PV établi par un gendarme qui s’appelait Martinez pour cause de nombre de rétroviseurs non règlementaire. Le PV de couleur rose a servi de marque pages dans un livre, puis dans un autre, a été perdu, retrouvé, oublié dans un livre, puis dans un autre, racheté, revendu avec un lot de livres et maintenant il est là, entre deux pages de ce vieux bouquin que tu as acheté sur une foire. Et ce gendarme Martinez, qu’est-il devenu ?
Elle cherchait à écrire un poème pour lui faire plaisir, quelque chose de tendre et violent à la fois, comme un caramel que l’on mâcherait allongé sur le grès d’une pierre tombale un soir de pluie, au son de la cornemuse. Mais elle vivait devant une station de métro aérien qui puait la pisse chaude et elle n’avait plus de dents depuis plus de dix ans alors pour les poèmes il faudrait repasser.
