Parvenu au milieu du viaduc, il leva les yeux. Aujourd’hui encore il ne sait pas pourquoi. Mais il l’a vue… La silhouette étincelante dotée d’ailes translucides qui reflétaient l’éclat du soleil. Elle était posée sur le sommet du pilier central du viaduc et dégageait une aura apaisante autour d’elle. Alors il enfonça la pédale de frein et le conducteur qui le suivait le percuta. Mais alors qu’il sortait de sa voiture, les yeux levés vers le sommet du pilier, il ne vit absolument rien d’autre que le vide du ciel.
La fonte de la banquise, la montée des eaux, la disparition des glaciers, les ouragans, les pics de pollution… Le dérèglement climatique agite la planète en tous sens, l’équilibre alimentaire et l’habitat de nombreuses espèces animales sont perturbés. Des populations humaines sont condamnées à l’exil.
Cette nuit d’un printemps très doux, réveillé par des bruits inhabituels, j’ai trouvé dans le local poubelles un vieil homme qui croyait être le 25 Décembre. Il portait la barbe, une ridicule tenue rouge et blanche, il sentait la vinasse et le tabac froid. Il disait chercher la cheminée.
Il l’a perdue de vue à l’angle d’une rue blanche de poussière. C’était à proximité du Parthénon, un jour de Juin dont il a oublié l’année. De toute façon les années ne servent à rien, il ne retient que les mois. Juin en général c’était un bon mois, du moins avant celui-ci, le Juin du Parthénon, le Juin où il l’a perdue. Quarante ans de mariage pourtant ça ne devrait pas pouvoir s’envoler en fumée dans la touffeur d’une capitale grecque. Mais à trop oublier les années, on ne sait plus qui l’on est.
Lentement la mer gagnait la bataille et la terre reculait, victime de l’érosion. Albert dut quitter sa maison installée près des dunes un 30 avril. Les spécialistes prédisaient qu’elle chuterait de la falaise d’ici trois mois, tout au plus. Cela ne faisait pas beaucoup, trois mois. Albert vécut soixante ans dans cette maison. Il avait des enfants mais ils habitaient la ville. Il n’avait pas besoin d’eux pour rassembler ses affaires dans une remorque. Il partit au volant de son Massey Fergusson vers quinze heures, sans trop savoir où aller. C’était le printemps.
Il est né atteint d’une difformité de la colonne vertébrale. Enfant, il avait le dos bombé sur le côté et marchait comme l’aurait fait une tortue si on l’avait mise sur deux pattes. Le surnom lui resta dès le CE1 : tortue. Pendant les cours, il regardait par la fenêtre le Rhône qui bombait le torse en direction de la Méditerranée. Il ne répondait pas aux moqueries incessantes, trop occupé à rêver d’exil. Un matin toutefois il disparut. On le retrouva deux jours plus tard. Après avoir sauté dans le Rhône, il avait nagé jusqu’à la mer.
Il hérita cette maison de ses parents qui l’achetèrent à leur retraite. Une villa posée sur une falaise corse, avec aux pieds la mer pure et éternelle. Le genre d’endroit que tout le monde s’arracherait pour les vacances, qu’il pourrait vendre à prix d’or. Car il n’aimait pas ça, la mer. Ça lui fichait des angoisses et des nausées, à l’idée que le maison s’écroule ou soit ensevelie par une vague scélérate. Mais il refusait de trahir la mémoire parentale. Alors il restait là, le cœur battant à écouter la mer chaque soir avant de réussir à s’endormir.
Jour après jour, il cartographia tous les détails de son quartier, tous les faits constatés, tous les individus aperçus, tous les véhicules croisés, il consigna la météo, l’état des arbres et des bâtiments. Déclaré handicapé mental par un médecin corrompu, il touchait une rente d’invalidité qui le dispensait de travailler. Il vécut chichement et cartographia son petit monde pendant cinq décennies. Lorsqu’il mourut le quartier avait bien changé : le temps d’une vie. Et ses dizaines de carnets furent vendus aux enchères à tous les derniers nostalgiques d’une époque disparue.
Chaque soir d’août, après le repas partagé avec les oncles, les tantes et les cousins, Philippe partait à la pêche aux tourteaux, équipé d’une lampe torche. La nuit envahissait ce coin d’Atlantique, il entendait le reflux de l’océan tout proche, il sentait les embruns, l’iode. Parfois le vent soulevait des grains de sable qui frappaient ses jambes nues comme des milliers d’insectes fous. Dans le halo de la torche, Philippe inspectait les orifices et les dépressions des rochers dont la base restait immergée à marée basse. En se demandant comment il supporterait les soirs de septembre, tellement loin d’ici.
Après vingt ans à subir les récriminations de son père, Marcel C. décida d’en finir. Par la faute de son géniteur, il venait de passer deux décennies de frustration et de douleur. Il allait remonter le temps et assassiner son père avant qu’il ne mette sa mère enceinte. Ainsi, il pourrait avoir une autre vie et une enfance plus heureuse, car l’on raconte que l’enfance conditionne tout. Mais il eut un accident de voiture en se rendant au laboratoire de recherches et mourut sans jamais avoir pu expérimenter le paradoxe temporel.
Ils baptisèrent le sous-marin de grands fonds Gepeto. Un ordre venu du Haut Commandant sans que celui-ci n’estime nécessaire de s’en expliquer. Gepeto descendit à six mille mètres de profondeur puis ses bras robotisés tranchèrent les câbles internet de l’Atlantique Nord. En quelques minutes, la quasi-totalité des transactions financières du monde s’interrompirent. Alors les gens sortirent dans les rues pour protester, les guerres civiles se multiplièrent, les guerres opposant les pays s’enchainèrent et le déclin de l’humanité s’accéléra. Quant au nom Gepeto, il passa dans le langage courant, pour y rejoindre celui d’Enola Gay.
Sa mère refusait de lui donner de la viande ou du poisson. Elle disait qu’on ne mange pas les animaux de Dieu et que l’on ne doit pas pécher si l’on ne veut pas rôtir en enfer pour le restant de sa mort. L’enfant trouvait cette dernière idée particulièrement angoissante, aussi ne mangea-t-il jamais de viande ou de poisson. Il commença à brouter l’herbe à l’âge de seize ans et très vite il offrit ses services de désherbant naturel aux fermes alentour. Et à la différence des moutons, il ne bêlait pas et il sentait bon.
Il aimait tant le tennis qu’à la fin de sa carrière professionnelle, retiré du circuit qui l’avait vu remporter Roland Garros, Indian Wells et Wimbledon, il tomba en dépression. Son épouse l’incita à plusieurs reprises à se mettre au bricolage ou au jardinage pour lui changer les idées mais rien n’y fit. En revanche il acheta des pots de peinture jaune et de peinture blanche en quantité industrielle. Et la nuit, pendant que la ville dormait, il peignait les trottoirs et les façades de jaune et de stries blanches, comme le sont les balles de tennis.
Comme la plupart des gamines de son âge, elle rêvait de célébrité : vie légère, paillettes, acclamations, sourires sur papier glacé, hôtels luxueux… Trop timide pour devenir actrice, étrangère à la musique, elle choisit l’écriture. Elle commença par boire, estimant que lorsqu’elle serait célèbre et invitée à la télévision, l’alcool lui permettrait de se construire son personnage d’autrice à succès. Mais elle aima tant le vin qu’elle fut raide du matin et soir, incapable d’écrire une ligne. De toutes les autrices putatives, elle fut la plus alcoolique. Dans le plus grand anonymat et la plus profonde solitude.
On raconte que c’est un redoutable animal, doté d’une intelligence supérieure et d’une résistance déroutante. Qu’il peut courir des dizaines de kilomètres sans s’arrêter ni même manger ou boire. En réalité il ne s’agit que d’un lapin agile après lequel bien des chasseurs du pays se sont cassé les dents. Et le reste. D’après les histoires que l’on raconte au bar du village, au moins quatre chasseurs sont morts en le poursuivant. Si bien que l’association de Chasse locale a décidé de mettre sa tête à prix.
Elle répétait souvent qu’elle serait réincarnée en orchidée mais lui pensait plutôt à un cactus. Lorsqu’ils recevaient des invités, ceux-ci lui apportaient toujours une orchidée, il s’agissait d’une sorte de tradition dont personne ne semblait se lasser. Lui en revanche, il commençait à fatiguer des collections d’orchidées dans le salon. Mais il s’efforçait de ne rien dire, mettant cette lubie sur le compte des petits travers de l’autre que le mariage apprend à accepter. Pourtant, lorsqu’elle mourut quinze ans plus tard, il s’assura que l’on fasse installer trois cactus bien gras dans son cercueil pour l’entourer.
Ils formaient un couple insolite. Elle aimait l’Opéra, enseignait Eschyle à l’université et lisait Nietzsche dans le texte. Il adorait Johnny Hallyday, les foires au boudin et l’anisette. Leur union improbable donna naissance à une fille neurasthénique qui se croyait être une réincarnation d’Antonin Artaud et qui épousa le concessionnaire Harley Davidson de Rodez. Dans la salle d’attente, pendant que l’on réparait leur Harley, les clients étaient invités à lire des bouquins d’Eschyle et les œuvres complètes de Shakespeare en édition bilingue tout en écoutant l’intégrale de Johnny.
« Ah non, pas encore des rillettes ! » fit l’enfant en se mettant à table. Et son regard s’ombragea comme la porte du toril passé dix-neuf heures dans les arènes. « Moi je voulais des patates ! »
Sa mère haussa les épaules. « Les patates c’est pour les Ukrainiens, ils n’ont plus rien pour se nourrir les pauvres. Allez, mange tes rillettes, tu as du pain frais. » Puis elle lui servit du vin dans un verre en pyrex au fond duquel l’enfant lu qu’il avait dix ans.
De ce côté-là, le ciel semblait plus bouché qu’une canalisation de toilettes publiques un jour d’épidémie. Aussi choisit-il de partir de l’autre côté. Il rassembla ses affaires : un réchaud à gaz, quelques habits, deux boites de haricots, un carnet à spirales et une lampe torche. Ce n’était certes pas Byzance mais cela suffirait pour commencer. Il regarda l’abri ménagé dans la roche qui lui avait permis de rester à l’abri ces dernières semaines, ressentant une bouffée de gratitude pour cet ami minéral qu’il quittait. Même s’il ne savait pas encore pourquoi, il devait partir et retrouver la civilisation.
Ils sont partis en direction d’un pays inconnu au nom imprononçable ; formé de trop de consonnes sans assez de liberté entre chacune. Leurs parents ont été désemparés par la nouvelle, assurant que leurs fils n’ont jamais été des va-t-en-guerre. Les enquêteurs ont hoché la tête, un air grave sur leurs visages juvéniles. Les parents les ont trouvé bien jeunes pour enquêter sur les réseaux de mercenaires partis au combat. Et puis ils ont réalisé que leurs propres fils n’avaient pas vingt ans avant de se demander comment ils occuperaient leur vieillesse si ceux-ci mourraient là-bas.
Elle est arrivée au bout. Par-delà les cartes, bien après que se soient interrompues les grandes routes. Là où personne ne vient par choix. Dans l’angle mort du monde. Elle l’a voulu pour marquer le début d’autre chose. Un changement de paradigme dans sa propre existence. Ici finit le monde connu, ici commence tout ce qu’il reste à bâtir. L’hôpital psychiatrique l’a absorbée tel un loup surgissant des bois.
Le vieil homme buvait depuis un temps si ancien qu’il avait oublié à quoi ressemblait alors la Terre. Sûrement qu’elle se trouvait dans un état moins abominable qu’aujourd’hui. Ou que le sien. Des décennies de whisky quotidien conduisent rarement à un brillant résultat. Il regardait la télévision sans l’écouter, le JT en position mute. C’était moins pathétique d’après lui. Et puis plus drôle aussi, après quelques verres d’échauffement, il inventait les dialogues des présentateurs et des journalistes. Des ptérodactyles sur la Place Rouge, un revendeur de camembert au haschich à Dijon… Et tout lui semblait plus léger.
Cela ne ressemblait pas aux maisons pleines de charme qu’il voyait dans les revues chez son dentiste. Il s’agissait d’un appartement mal isolé et mal insonorisé depuis lequel il essayait de survivre en attendant des jours meilleurs. Ce n’est pas toujours évident d’attendre les jours meilleurs, surtout quand on ne sait pas s’ils vont arriver en bus ou en train, ni même quel jour. Mais il patientait, fort de stocks de livres et d’images d’ailleurs plein sa tête. Et lorsque ça ne suffisait plus, depuis le vasistas de sa chambre au dernier étage, il regardait le ciel étoilé.
Beaucoup lui disaient que faire cohabiter un kangourou et un chimpanzé ne constituait pas une bonne idée, surtout dans un simple rez-de-jardin, et surtout dans le Jura, peu réputé pour son climat facile l’hiver. Facteur aggravant, le chimpanzé souffrait de bouffées délirantes. Le matin du 24 décembre, il se mit à neiger en abondance. Le chimpanzé enfila un bicorne noir puis sauta sur le dos du kangourou comme s’il s’agissait d’un cheval et l’attelage mit le cap sur Moscou. Deux-cents ans et six mois après le début de la campagne de Russie.
Elle ne parlait que des falaises d’Étretat, il ne jurait que par la baie de Cadaquès. Elle adorait les falaises blanches de la Normandie et l’histoire du débarquement. Il raffolait des rochers peints par Dali et des histoires de pirates. Mais comme aucun ne voulait céder, ils se sont installés à mi-chemin, à Eyjeaux, commune de 1300 âmes, à l’est de Limoges.
Alors chaque premier vendredi soir du mois, ils organisaient une séquence de projections d’images sur leur home cinéma : Étretat les mois pairs, Cadaquès les mois impairs. En mangeant des glaces pour tenir le coup.
En arrivant sur la terrasse, les propriétaires remarquèrent les traces de pas suspectes. Puis ils aperçurent la vitre brisée de la véranda. La femme mit la main à la bouche et ses yeux commencèrent à s’humidifier. Derrière la baie vitrée on apercevait des bibelots brisés au sol, les bibliothèques renversées, les tapis retournés… Le mari se saisit de son téléphone et composa le numéro de la police. Mais quand le fonctionnaire lui demanda son adresse, l’homme coupa aussitôt la communication. Il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient, mais ce n’était pas chez eux.
C’était une boutique qui vendait des sucreries, de toutes les couleurs et pour tous les goûts. Placée sur le chemin de l’école, promise à un chiffre d’affaire rondelet. Et puis l’école a déménagé : un projet économique auquel le maire du village tenait plus que tout. Le gérant de la boutique a cherché à faire de même mais les tarifs fonciers de la zone choisie l’en dissuadèrent. Alors la boutique ferma, sans repreneurs. Les saisons laissèrent leurs stigmates sur les murs et sur l’enseigne. Les mauvaises herbes la recouvrirent. Et un matin la boutique s’écroula.
Le dernier jour du procès est arrivé. Dans le box des accusés, l’imposant Timothée Wilbur, poursuivi pour le meurtre de son épouse, considère les jurés avec une attitude détendue. Lorsque le juge s’adresse à lui et qu’il le regarde par-dessus ses lunettes en demi-lune, Wilbur hausse les épaules. Puis il répond d’une voix détachée : « moi je n’ai fait qu’appuyer sur la détente. Après, si elle est morte, c’est une affaire entre elle et Dieu... »
Il rêvait de conquérir les sommets. Il s’imaginait gravir tous les 6000 mètres en solitaire et sans oxygène. Puis de s’attaquer aux 8000 mètres. Devenir une légende de l’altitude terrestre. Le plus haut des hommes avant les nuages, un oiseau sans aile, une inspiration. Mais l’histoire en a décidé autrement. Il est mort d’une insolation dans la cuvette de la Badwater, 85 mètres sous le niveau de la mer.
L’oisillon sautille sur le sol et vient boire un peu d’eau de ruissellement au fond d’une cuvette fissurée, vestige d’un siège de WC soufflé par l’explosion de gaz. Ailleurs un chien affamé s’est assis sur le corps d’une femme obèse morte dans l’écroulement de la maison et entreprend de la dévorer. Dans une autre vie ce chien fut employé par les secours pour retrouver les victimes de pareille catastrophe. Mais depuis l’augmentation du prix des croquettes et les rationnements, les chiens ont pris leur indépendance et refusent de travailler.
Le 4x4 ralentit puis s’immobilise devant la fracture. Ici la route n’est plus qu’un souvenir, emportée par un torrent de boue. Vingt mètres plus loin, le goudron reprend, comme atteint d’Alzheimer. Des piétons surgissent du néant, ponchos ruisselant de pluie sur leurs dos voûtés par le poids de leurs sacs à dos. Arrivés à hauteur du 4x4, ils secouent la tête et lancent le même regard impuissant au conducteur. Celui-ci hausse les épaules puis enclenche la marche arrière. Le pont de Normandie coupé en deux disparait déjà dans les brumes d’un temps nouveau.
Quand le grand-père eu quatre-vingt ans on lui demanda ce qu’il lui ferait plaisir. « Voir la tombe d’Audrey Hepburn ! » Malgré son côté inattendu, sa requête put toutefois être honorée.
On le conduisit sur la rive Nord du Lac Léman un dimanche. Il tombait de la bruine. La tombe était située dans le tout petit cimetière d’un village suisse de 1800 habitants. Il y avait un match de football amateur à proximité du cimetière. Le grand-père s’est recueilli sur la tombe d’Audrey Hepburn dans un silence entrecoupé par les coups de sifflet de l’arbitre sur la pelouse voisine.
