Maurice n’était pas un putois comme les autres. Ayant trop lu les existentialistes dans sa prime jeunesse, il revendiquait le droit de puer comme d’autres revendiquent leur droit à une sexualité différente ou à un genre indéterminé. Mais chez les putois on ne s’embarrasse pas de principes de morale et Maurice fut déporté dans un élevage de brebis dans un pays de Caucase où les fermiers défoncés à la vodka avaient depuis longtemps perdu l’odorat.
Helmut R dirigeait l’entreprise familiale d’une main de fer, utilisant Karl M comme homme de paille pour endosser le costume de dirigeant face aux syndicats et devant les médias. Lorsque ses malversations financières éclatèrent au grand jour, Helmut pratiqua la politique de la terre brûlée et sacrifia son homme de paille qui s’enflamma en un rien de temps. Deux ans plus tard, retombé sur ses pieds et les poches pleines, Helmut fondait une aciérie.
La grue dominait la ville de toute sa hauteur, une démesure orange métallique qui squattait l’horizon municipal à la manière d’un bouddha industriel aux couleurs criardes fabriqués en Chine. Mais lorsque l’orage éclata et que les éclairs s’acharnèrent sur la grue, les habitants comprirent que quelque chose n’allait pas. Au douzième coup de minuit, une zébrure découpa le sommet de la grue qui dégringola sur un immeuble qu’elle écrasa. Lorsque les secours parvinrent sur les lieux, on réalisa que les victimes étaient toutes nées en Chine.
La première fois qu’il entendit prononcer le mot de terraformation, il se crut retourné vingt ans en arrière lorsque, lycéen, il dévorait des romans de science-fiction qui prédisaient de grands bouleversements de civilisation. Puis les télévisions diffusèrent les images des immenses chantiers qui animaient la surface de Mars. Alors il prit conscience que le futur avait commencé depuis longtemps et qu’il avait raté plusieurs épisodes de sa propre vie.
Après avoir tué sa proie, il marcha deux heures pour rejoindre la dépouille de l’animal, la faute au tir asséné sur le flanc d’une montagne et à la longue chute de sa cible qui s’en suivit sur la crête accidentée. Le soleil était couché lorsqu’il toucha la fourrure encore chaude de l’animal. Mais le chasseur avait oublié pour quelle obscure raison, deux heures plus tôt, tuer cette bête lui semblait si important.
Ils ont dessiné une carte ou un plan dans son dos, quelque chose de très détaillé mais d’intensément obscur, lui affirmant qu’ainsi il ne pourrait plus jamais se perdre. Quand il a protesté qu’il ne pouvait pas le lire, ils l’ont sermonné et enjoint de se mettre en quête de rétroviseurs. Contre une poignée de yens, certains chirurgiens corruptibles de l’Empire proposent des opérations clandestines de greffe de rétroviseurs récupérés dans des casses automobiles.
Le sabre sacrificiel du seppuku de Mishima hante ton esprit au même titre que les falaises d’Étretat. Leroux pourtant ne parlait pas japonais mais qu’importe puisque Jacques Tati n’officiait pas comme percussionniste dans un orchestre nègre. Les temps ont passé, les négociations avec le monde entier ont débuté dans une société mélasse où tout se confond et tu gardes à l’esprit que le brut et l’absence de compromis constitueront ton passeport pour un pays impossible à encager.
Tu parlais des reliefs sauvages du Kamtchatka avec une pointe de nostalgie dans la voix qui n’était que la partie immergée de ton iceberg de peine.
La vie de rat qu’ils t’ont faite mener entre les boulevards périphériques et les tours concentrationnaires ne pouvait être qu’un pis-aller. Certains ont cru bon de crier à la faiblesse, condamnant ta décision réduite à un acte de lâcheté mais le pisse-vinaigre est une espèce réfractaire au sens intime de la liberté.
Ces bordures grises où aucun paysage ne se reflète, tu les as comptées encore. Ces bornes invisibles mais qui laissent des traces, des trajets effectués hors saison, amputés du décorum des touristes en camping-car. Restait le bleu du ciel et le bleu de la mer, le blanc de l’hôpital et ces heures dans l’entresol qui sépare le présent flou d’un demain anonyme décoloré et sans bordures.
Tu as connu la Louisiane, dompté les alligators des bayous, sauté la ligne de démarcation, découpé les barbelés entre les murs du quotidien et tes rêves de vie alternative.
Tu as franchi le rubicond au son d’une Fender Stratocaster cabossée mais sur les cordes de laquelle tes doigts produisaient des miracles.
Ils t’ont cherché plusieurs saisons sans relâche avant d’abandonner, aigris et revêches dans leur tour de verre moraliste.
Assis dans cette chambre étrangère j’entends la rumeur d’un monde qui fut familier mais qui ne retrouve plus les repères ni les odeurs : les habitudes sont passées, papier peint qui a trop reçu le soleil et qui ne sait plus les nuances de blanc. Je veille une silhouette cadavérique qui n’est plus que le reflet de l’individu que je fus, il y a une étrange éternité de cela, avant que ne viennent les murs abscons et le papier-peint jauni d’un temps périmé avant d’être advenu.
Tu as mis tes pieds dans les interstices, semelles chargées de boue, agglomérat de cristaux et d’étoiles minérales tantôt blanches, parfois jaunes, des éclaircies pâles qui décoraient tes pas sur les chemins pour l’ailleurs, loin des camps concentrationnaires de la ville mouroir et de ses autoroutes bien trop lisses pour y vivre une quelconque aventure.
Ils ont concassé le prophète dans une boîte qu’ils se sont mis à trimbaler partout avec eux, à la manière d’un petit chien à sa mémère. La boîte a voyagé en Orient, en Scandinavie, en Océanie et même jusqu’en Amazonie avant d’exploser à cause d’une dépressurisation dans un avion mal entretenu. La suite était écrite, car tout le monde sait que les morceaux de prophète ne volent pas très bien dans le ciel du monde.
Tous ces noms fameux, ces têtes connues, ces illustres célébrités qui ont peuplé le quotidien de millions de gens sont à présent aussi insignifiants qu’une poignée de gravats sur les décombres d’un chantier abandonné.
Plus aucun ne vit dans les souvenirs de quiconque, la grande lessiveuse céleste est chef de chantier et c’est à présent tous les jours dimanche pour les ouvriers.
Par une nuit sans lune ni étoile, une zébrure traversa le ciel, emportant sur son porte-bagages un panache de feu. Nous étions en 1986 et tu croyais que la vie se jouait comme une partie de rubik’s cube. La comète ne passe que chaque soixante-seize ans, te souffla ton père dont les yeux qui fouillaient l’obscurité ne disposaient d’aucune meilleure réponse que les tiennes à ce vaste foutoir cosmique.
Ils t’ont accueilli dans leur usine à douleurs les bras ouverts. C’était un mardi mais tu ne savais déjà plus l’ordre des jours. Ils t’ont injecté un sérum verdâtre qui portait un nom latin pour laisser une impression de sérieux puis ils t’ont découpé le crâne avec une scie électrique avant de te gaver l’intérieur de puces électroniques. Maintenant tu produis toujours du court-circuit en série mais au moins tu sais pourquoi.
L’argent affluait mais ça n’arrangeait pas ses problèmes. Il ne s’en créait toutefois pas de nouveaux, c’est juste que toutes ces montagnes de pognon ça agissait sur lui comme des morceaux de sucre qu’on ferait gober à un diabétique. Parfois il se levait la nuit pour aller pisser et arrivé devant la cuvette, il attendait mais rien ne venait, tout ce pognon et toujours incapable de pisser au bon moment…
Il regarde ces photos sur le tableau en liège de grands hommes qui lui rappellent l’important. Il pense à la façon avec laquelle Faulkner se tient très droit devant sa machine à écrire, collé monté, un peu péteux tandis que de son côté, Fante se penche vers les touches de sa Underwood, comme prêt à les bouffer. Ça fait marrer Bukowski debout devant la cuisinière, une bière décapsulée à la main tandis que tirant sur sa clope, Harrison regarde de son unique œil valide et capte la somme de vies que ces types essayent de saisir.
Le front baissé, ils avancent
devant les murs peints,
les enseignes éteintes,
leurs pas déjà oubliés.
On ne se retourne pas
sur une journée comme celle-ci,
quand on vient de tuer un type
qui pourrait être des leurs,
un frère, un fils,
tombé au champ bétonné
d’un honneur en carton.
Il n’y a plus rien à sauver de la ville,
poussières carboniques,
relents de stupre
même pas digne d’une mort sobre.
Il divaguait, ses bottes pointues et retournées au bout : deux bestioles de cuir sombre aux yeux couturés. Derrière, à deux pas, coulait la Loire et verdissaient des champs d’une céréale dont il ignorait le nom, faut croire que le vert lui suffisait.
Ses bottes clapotaient dans des flaques d’eau qui ne s’asséchaient jamais : certains disaient que dans ces flaques avaient agonisé des apprentis crocodiles et des alligators en devenir, mais ceux qui racontait ça ne s’y connaissaient pas davantage en reptiles qu’en bottes pointues. Et puis d’abord les siennes étaient en cuir de kangourou.
Longtemps il essaya de trouver l’épitaphe qui serait le mieux adapté pour sa tombe, celui qui marquerait les esprits bien après ses funérailles. Mais la mort le cueillit d’une façon si soudaine qu’il en resta muet. On en oublia même de graver son nom sur sa pierre tombale.
L’enfant se plaignait d’être mal installé sur la banquette arrière de l’auto. « Le roulis m’indispose » maugréa-t-il, ajoutant que l’appui-tête passager l’empêchait d’apercevoir la route. On le fit monter dans le coffre et après une journée d’autoroute, une fois parvenu à l’hôtel, on oublia de le libérer. C’était d’autant plus dommage que maintenant qu’il était mort, il ferait un passager nettement plus docile.
Sa grande passion consistait à dessiner des orifices sur des feuilles de papier Canson qu’elle noircissait ensuite de hachures et de crayonnés pour en gonfler les dimensions et les effets de perspective. Elle possédait un tel talent, ses trous en trompe l’œil étaient à ce point parfaits qu’un matin elle sauta à pieds joints dans sa feuille de papier Canson et qu’on ne la revit jamais.
À l’enterrement de Verlaine, personne ne sait vraiment qui appartenait au clan des invités de marque et qui évoluait dans celui des pique assiettes.
Verlaine devait son surnom à l’illustre poète dont il aimait déclamer des vers quand il buvait un peu trop. Personne ne connaissait son véritable prénom mais tout le monde s’en fichait. Tout ce qui leur importait était de pouvoir dire qu’ils avaient assisté à l’enterrement de Verlaine.
Le petit dernier se nomme Président, ce n’est pas courant pour un chimpanzé. Son maitre l’a recueilli dans la brousse encore bébé, alors que sa mère venait de succomber sous les coups de machette d’un braconnier schizophrène.
L’homme n’a toutefois pas limité sa bonne action au seul Président et il a sauvé ses deux frères à qui il a donné des prénoms tout aussi peu communs. Aussi, sa grande joie est de les appeler dans l’ordre de leur âge : Jean, Gabin, Président !
Ce n’est pas à cause de ses initiales qu’ils l’ont crucifié. Jules-Côme était un être vil, mauvais, sauvage comme une bête. Il pratiquait la culture d’asticots blancs au corps graisseux et brillants qu’il recueillait à l’intérieur des corps humains en putréfaction dans les fosses communes.
Le jour de la résurrection, personne n’a pu empêcher les morts quittant leur tombe de le crucifier au poteau électrique dans la rue. Pourtant, aucun mort ne se lavait les mains.
Ils se sont réunis un soir de novembre plus sombre que les autres où les étoiles brillaient du bout des lèvres et avec une grande paresse. Après de nombreux apéritifs au cours desquels ils ont expérimenté les vertus de l’ivrognerie, ils ont jeté les bases d’une vaste théorie offrant des solutions simples pour lutter contre la montée des océans. Mais au petit matin on les retrouva noyés dans leur barrique d’alcool. Aucun n’avait pris la précaution d’exposer ses idées sur un carnet.
Elle aurait souhaité caracoler sur les avant-monts de l’Himalaya, sauter dans le vide et expérimenter la chute libre depuis les sommets enneigés où respirer devient une épreuve. Mais elle se réveilla trop tard pour tout cela. Non que trente-cinq ans fusse un âge inadapté pour ces péripéties acrobatiques, mais à cause de la météorite qui s’abattit sur la Terre et qui en souffla toute trace de vie pile à l’instant où elle montait dans un avion pour le Népal.
Dans les rues du vieux Londres, à l’écart du tumulte des grandes familles, loin des avenues débordantes de strasse et de lumières, l’enfant rat apprend à creuser des galeries avec ses dents, gratte son dos poilu sur les pavés humides des bas-fonds où parfois meurent des soudards oubliés et des ivrognes surinés. Lentement l’enfant rat effectue ses gammes et prépare la reconquête du monde de la surface, ses yeux jaunes avides d’une revanche putride.
C’est une pierre ronde trouée en son centre, creusée d’un orifice épais, comme traversée par le bras d’un homme qui fut puissant à l’époque révolue des Dieux et des Mythes. Enfant, il la trouva par hasard, un de ces jours d’été où la chaleur du soleil semble pouvoir éteindre toute trace de vie. Un renardeau venu boire à la rivière, souffrant d’une quelconque blessure s’était allongé sur la pierre et y était mort. Ses yeux vitreux contemplaient l’enfant, promesse de la finitude à venir de toute chose, et même des pierres rondes semées dans le néant.
Elle est partie un peu avant midi, un détail qui ne nous a pas surpris : elle n’a jamais eu un gros appétit. Certains disent qu’elle jongle avec les étoiles filantes, mais d’autres plus terre à terre préfèrent penser qu’elle a retrouvé le petit chien blanc et noir à poils ras qui, soixante-quinze ans plus tôt, fut son meilleur ami pendant plusieurs étés, quelque part en bordure d’une forêt que plus aucune carte ne mentionne depuis deux générations : les forêts enchantées, ça va ça vient, surtout un peu avant midi dans le cœur des vieilles dames malades.