Assis sur ce banc à la peinture verte qui s’écaille, il regarde passer le temps. Après trois jours de pluie, aujourd’hui le soleil refait son apparition et l’homme a pu revenir s’installer à sa place, impatient de constater combien le monde avait changé en soixante-douze heures. Quelques voitures n’ont pas bougé, d’autres sont venues. Sur le trottoir il y a des traces de sang frais, les reliques d’une nuit agitée qui est restée à la périphérie de sa vie. Quand il dort, certes il ne rêve plus mais au moins il n’entend rien.
Il a pris en photo un menhir colossal aux facettes irisées par les assauts du ciel matinal. Bercé par les chants des oiseaux du printemps, il s’est soudain senti au cœur de quelque chose d’important dont la portée lui échappait mais qui le remplissait d’une joie sereine. Ensuite, s’en retournant chez lui, il a été pris dans les embouteillages et il a pensé à son frigo vide et à de la viande sous plastique. Son esprit est comme un chien qui, à peine lavé, se roule dans le sable.
Chaque matin un peu avant dix heures, une silhouette vacillante accomplit des révolutions chaotiques autour du bassin d’eau qui matérialise le centre du village. La vieille femme s’arrête devant chaque maison et enfourne dans les boites aux lettres un prospectus qu’elle tire de l’épaisse liasse qui lui encombre les bras. Prévisions météo, pronostics sportifs, scrutins électoraux : ses divinations couvrent tout le spectre de la vie publique et occupent quatre feuillets quotidiens. Certains habitants rapportent qu’ils n’osent plus sortir de chez eux avant d’avoir pris connaissance de ces prédictions.
Dans les émanations d’alcool fort et la fumée d’ambiance, il a soufflé pendant deux heures dans une trompette. Quelques minutes durant, le fantôme de Chet Baker a plané dans la minuscule salle aux briques imprégnées de sueur. Quelques applaudissements lui ont arraché un sourire au moment où il rangeait son instrument.
De retour à son hôtel, il a fumé trois cigarettes, seul et pensif, ses lèvres trempées dans un verre de bourbon de son Kentucky natal. Puis, n’ayant ni le talent ni la poudre blanche de Chet Baker, il est resté en vie jusqu’au lendemain.
C’est un portail délabré et rouillé qui tient pourtant encore debout et que l’on a verrouillé à l’aide d’une épaisse chaine brillante. Chaque matin en allant à l’école, des enfants s’arrêtent, cartables sur le dos et restent un moment à l’observer. Ils essayent de deviner où va le chemin derrière la grille, d’apercevoir un indice, d’entendre quelque chose. Ils n’aiment pas les énigmes sans réponse. Mais l’heure tourne, ils repartent pour l’école en pressant le pas. Ça n’a rien d’évident d’entrer dans l’âge adulte.
Il traverse le pont sous les giboulées et les rafales d’un vent qui a soufflé toute la nuit. Les épaules en avant à la façon d’un conquistador de pacotille, au-dessus des bouchons sur la rocade. Il marche impavide, l’esprit rempli de gribouillages qui au fil des années deviennent des fils barbelés. Pas encore rouillés mais ça viendra. Il a le regard couleur char d’assaut et ses lèvres sont scellées à la manière d’une pierre tombale. Ses collègues se méfient de lui, il est différent, il inquiète, il marche tout le temps. Même le dimanche.
Assis sur une pile de canettes de soda stockées devant son magasin, l’homme attend. Sa minuscule échoppe est déjà pleine, il est forcé de sortir le surplus de marchandises et d’attendre que le poisson morde. Mais le client se fait rare, les œufs et les bananes rangées dans leurs cartons d’emballage menacent de dépasser la date de péremption.
L’homme attend et lit son horoscope dans le journal du jour : pour le bien de vos affaires, éloignez-vous des oiseaux de mauvais augure. Alors quand plusieurs pigeons viennent se poser devant son échoppe, il se lève et les chasse, exaspéré.
Les coquelicots sont partis comme ils sont venus. Une nuit d’orage a suffi à les faire fuir. Au petit matin, ils ont jeté les armes, les tiges, les pétales et tout le reste. Sur le bord du chemin ne restent que des flaques d’eau froide et des confettis de printemps rouge que les enfants piétinent en se rendant à l’école. Il parait que ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers.
On est venu le chercher un peu avant dix heures du matin. Il était déjà prêt depuis plusieurs heures, immobile sur son fauteuil derrière la vitre. Puis on est parti en voiture, après
un quart d’heure de lutte pour ranger son fauteuil dans le coffre. Il semblait content, son visage souriait mais lui ? J’ignore où il se trouvait, et lui, le savait-il ? Pendant la cérémonie, il regardait les chrysanthèmes sur les tombes voisines et cela le mettait en joie. Au retour, il a voulu s’arrêter pour manger une glace à la pistache.
On leur a dit que s’ils voulaient savoir à quoi ressemble l’avenir, ils devaient mettre leur tête dans le trou. Alors chaque jour c’est une procession le long du mur lépreux qui sépare la ville de la plage. Des silhouettes fatiguées s’appuient contre le mur fissuré, marqué par les cicatrices de béton et leurs têtes disparaissent à tour de rôle dans l’orifice qui permet de connaitre le futur. Mais quand ils en ressortent et qu’ils repartent, ils zigzaguent sur la route, corps perclus de doutes et d’hésitation, ils en ont perdu la tête.
Sur ce bout de terre que des flammes ont ravagé il y a quelques semaines poussent déjà des touffes d’herbes anarchiques. La bête avance, voutée, son dos dépasse à peine de l’abri végétal. Près de la rivière, des enfants torturent des crapauds, leurs rires comme des javelots lancés pour un concours de cruauté. Bientôt la bête va se repaître de leurs âmes noires et grossir encore. Demain elle devra trouver de plus hautes herbes pour se rapprocher davantage de la ville et y poursuivre sa moisson maléfique.
Il était presque neuf heures du matin quand Cléopâtre est passée dans la rue. Son nez sculptural pointait dans la Rue Droite quand son ombre s’allongeait encore sur le mur de la Rue de la Démolition. Elle avait le regard noir et la démarche saccadée, un peu forcée et elle regardait sans cesse son bracelet montre. Plus loin dans la Rue Droite, une publicité vantait les mérites de César, une marque de pâtée pour chat. Décidément les héros de l’Antiquité sont tombés bien bas sous la cinquième république.
Deux mètres de poudreuse dans les rues font souffler sur la ville une atmosphère d’apocalypse. Les engins dépêchés par la mairie patinent et renâclent comme de vieilles bêtes de trait au bord de la mort. En attendant qu’ils libèrent les citadins bloqués chez eux, elle s’est mise à son balcon. Dans le parc figé par l’hiver, elle aperçoit les arbres aux branches ourlées de neige, tendues vers le ciel comme des mains accusatrices. Et les chaussures qui y sont pendues, attachées l’une à l’autre par leurs lacets semblent soudain relever d’un étrange présage.
D’après l’article du journal, l’enfant aurait échappé à la vigilance de ses parents et d’importants moyens ont été déployés par les secours afin de le retrouver dans une zone boisée dense et escarpée. La réalité c’est que l’enfant voulait simplement s’allonger dans les fougères, ruminer et dormir un peu; c’est un peu le problème quand on est atteint du syndrome du dinosaure, on finit toujours par faire les gros titres des journaux.
Ariane V. bâtissait des interstices. C’était son truc, comme d’autres sont cruciverbistes ou vont à la pêche. Elle imaginait des destins alternatifs aux gens, des vies parallèles, des « et si » suivis de points de suspension comme des trapézistes.
Ce jour-là, elle pensa à Steve McQueen et se demande si l’acteur aurait autant de succès en étant né Chinois en 1990. C’était difficile d’imaginer un Steve McQueen aux yeux bridés, une vie de trentenaire serrée dans un corset rouge. Ariane essaya pourtant de le dessiner, mais le temps de terminer, l’interstice s’était perdu.
Vu d’ici, cela ne ressemblait pas à grand-chose. Alors elle a escaladé la façade puis elle s’est mise à arpenter la toiture en tôle ondulée avant de sauter dans la nacelle de la grande roue. Je lui ai crié « tu vois mieux de là-haut ? » mais sa réponse a été emportée par le vent. Et juste après, c’est elle qu’une rafale a déséquilibrée. Je pense qu’elle doit encore être en train de tourner à l’heure qu’il est, accrochée la tête en bas à la nacelle de la grande roue automatique.
La passerelle en rondins de bois serpente sous l’ombre des grands arbres et s’enfonce dans la forêt aux mille inconnues. On dit que s’y aventurer déverrouille la porte de la conscience et permet d’accéder à un monde entier de découvertes.
Lorsqu’il ouvre les volets de sa chambre chaque matin il l’aperçoit et reste un moment à la regarder. Pourtant chaque matin il reprend sa vie morne et dépourvue de surprises sur une route poussiéreuse dans le béton de son quotidien.
Hubert V. est champion régional de bowling de la province de Namur. Depuis huit ans, chaque vendredi soir il se rend au bowling du centre commercial et s’entraine pendant trois heures à lancer sa boule fétiche, toute noire et parée de reflets auburn.
Ce soir-là, après deux heures d’entrainement, le système automatique ne ramène pas sa boule. Hubert s’impatiente, la passivité des employés l’énerve. Il fracasse une bouteille au bar et menace tout le monde. Les gendarmes débarquent et maitrisent le forcené. Un joueur présent reconnait qu’il n’y a rien de plus terrible que de perdre la boule.
Elle arriva devant le supermarché au moment où un imposant vigile aux épaules immenses fermait les grilles. Encore loupé. Partie trop tard du bureau.
De retour à la maison, les enfants l’accueillirent avec des estomacs vides et des yeux gonflés par la faim. Alors quand le père franchit la porte, la cravate de travers, la chemise dépenaillée et empestant l’alcool, la mère de famille eut une illumination.
Deux heures plus tard, elle posa sur la table un plat à gratin contenant une jambe coupée en morceaux et baignant dans du bouillon de volaille.
Un bruit prodigieux le tira de son sommeil. Exclu de la nuit avec brutalité, le capitaine enfila sa tenue à galons et coiffa sa casquette pour rejoindre la barre.
- Une avarie, annonça l’officier de quart, nous avons été harponnés par bâbord avant.
- Un iceberg ?
- Non, un train fantôme.
Le capitaine considéra l’officier, mais celui-ci paraissait tout à fait sobre et sain d’esprit.
- Colmatez la brèche avec de la pâte à rêves, je voudrais dormir les pieds aux secs.
- Bien, capitaine.
Et l’officier en chef retourna se coucher en emportant les horaires de train.
Son épouse lui demande de ne pas entrer dans la maison avec son uniforme du travail. Elle ajoute que la seule vue de sa blouse bleue tâchée de graisse et d’huile de moteur lui soulève le cœur. Alors il retire sa blouse sur la terrasse, ainsi que ses chaussures et son jean dont elle dit qu’ils sentent la vidange. Il entre en caleçon chez lui, à la manière d’un intrus ou d’un amant de vaudeville. Sur la télévision allumée, il aperçoit des images d’Albert Einstein dans son salon, des patins aux pieds. Et cela le console un peu.
Ses parents disaient de lui qu’il était précoce. Lorsqu’il eut six ans, Joan décréta que plus tard il deviendrait réalisateur. L’année suivante, il vola l’iPhone de son père pour tourner son premier film avec, dans le rôle principal, son petit frère de cinq ans monté sur le dos du chien de la famille, un dogue allemand impassible. Mais au lieu des félicitations parentales, il ne recueillit que leur colère : « Ton frère aurait pu se blesser ! On ne vole pas le téléphone de son père ! » Joan comprit très tôt qu’il serait un cinéaste incompris.
Il ne sait pas partir. Il souhaiterait pourtant quitter la ville, sa vie, son quotidien mais chaque fois qu’il essaye, il échoue. Il a acheté une valise qu’il a bourrée de vêtements, de souvenirs et de photos qui datent de l’époque où il pensait parvenir à tout résoudre. Lorsqu’il croyait qu’il n’existait que des solutions. La valise est prête. De temps en temps il la sort et la pose devant chez lui, sur la route puis il s’installe sur sa terrasse et il la regarde. Il a l’impression que l’amorce d’un illusoire départ l’apaise.
Elle lui demanda où il aimerait fêter son anniversaire. Il haussa les épaules mais elle lui fit remarquer qu’il fêtait son millième anniversaire et qu’il convenait de marquer l’évènement. Il n’était pas du côté des célébrations, la routine lui convenait. Mais comme elle insistait, il répondit qu’il irait bien voir la fête foraine.
Après le grand huit et le stand de tir, il voulut essayer le train fantôme. Ils s’installèrent dans le chariot brinquebalant et pénétrèrent dans le royaume des morts-vivants. Et il se trouva si bien parmi ceux-ci qu’il descendit du chariot et y resta.
Le blob progresse sur le tronc du chêne, il étend son rhizome jaune aux quatre coins de la forêt, il mange la région puis avale le pays. Elle se réveille en sueur. Son cœur est donné gagnant à trois contre un dans la cinquième. Des bruits contre la vitre, de la pluie ou autre chose. Elle se lève, la tête pleine de miasmes de nuit. Dans la pénombre, elle heurte une chaise, un coin de table, hésite puis détache les volets. Là, dehors, dans le jour de sept heures, des vaches jaunes broutent une herbe blob.
Quand il sortit de prison, le plus difficile fut de se réhabituer au silence de la nuit. Après plusieurs insomnies, il décida de quitter son studio vide et de se rendre sous un pont autoroutier pour profiter du bruit des voitures. Des types en loques vivaient déjà là, dans un camp de fortune, regroupés autour d’un braséro qui les réchauffait. Ils se jaugèrent du regard puis les locaux lui firent une place. Il s’y trouva si bien qu’il décida d’y rester.
Depuis l’adolescence il s’intéressait aux troubles psychiatriques. Le fonctionnement du cerveau humain et la façon avec laquelle certains individus se retrouvaient frappés de folie le passionnait. Il se lança dans des lectures approfondies de tous les manuels et les livres qui listaient les désordres mentaux en qui en décrivaient les manifestations comportementales. Pendant que ses amis prenaient du bon temps et vivaient leur jeunesse, il vécut des années reclus dans les bibliothèques. Mais après avoir échoué pour la troisième fois aux concours de médecine, il abandonna l’idée de devenir psychiatre et choisit d’entrer en politique.
Richard se réveille courbaturé. La première sensation est celle du sang dans la bouche. Quand il ouvre les yeux il aperçoit le fil barbelé accroché à ses vêtements, sur ses bras, son torse, son ventre, dans son dos et tout autour de ses jambes. Plusieurs épaisseurs de métal gris hérissé de pointes qui mâchent sa peau.
Quand il se présente devant le médecin des urgences, celui-ci badigeonne son barbelé d’un produit antirouille et lui suggère d’entrer dans l’armée où il fera une arme utile pour le corps à corps. De toute façon, au prix du fer…
La première fois qu’elle a pris le volant, elle s’est sentie une autre personne. Assise dans le siège conducteur, il lui semblait apercevoir les choses sous un angle nouveau, forte d’une acuité visuelle rehaussée. Le contraste des choses autour d’elle soudain accentué.
Au début tout se passa bien, l’utilisation de l’embrayage pour changer les vitesses, pas trop d’à-coups sur le frein, la pédale d’accélérateur maîtrisée… Et puis elle aperçut un homme en haut de forme et redingote noire qui traversait devant elle, sur la plage. C’est à cet instant qu’elle comprit qu’elle rêvait.
Elle se souvient de la balançoire sous la pluie et de leurs rires qui rebondissaient jusqu’à l’intérieur de la maison. Lorsqu’elle ne s’inquiétait pas du lendemain ni des heures qui passent sur l’horloge de l’entrée. Mais elle est incapable de citer la somme de toutes ces petites choses qui se sont produites depuis et qui l’ont transformée en cette femme inquiète et obèse qu’elle est devenue.
Il sort du sommeil par inadvertance : son esprit opprimé vient de couper les ailes de la nuit. Alors il hisse son corps brinquebalant jusqu’à la fenêtre et ses doigts entrouvrent les stores. Le jour naissant se découpe en lamelles parallèles couleur de feu et dégage des odeurs de soufre. Il comprend que l’heure est venue. Il lasse ses chaussures, enfile un tee-shirt qui pue moins la transpiration qu’un autre et sort de son abri. Exactement au moment où le moteur d’un bombardier déchire le silence puis qu’une pression sur un bouton éteint l’aube d’un tapis de bombes.
