mardi 21 mai 2024

Journapalm 1744

Si ce n’est pas par atavisme, pourquoi cherches-tu dans la proximité des peupliers et des collines bosselées pareilles aux multiples dos d’un chameau végétal une façon d’habiter le monde ? Pourtant tu te tiens encore là, debout sur ce balcon de pierre laide, sous le revêtement commun aux maisons et aux cimetières avec ton cœur qui se serre lorsque tes doigts s’amusent avec les nervures d’une feuille qui crisse à ton oreille. Un peuplier comme rosace et ton regard qui s’embrume déjà.

lundi 20 mai 2024

Journapalm 1743

L’enfance a laissé des tâches d’humidité sur la façade de la maison et des confettis de couleur devant la porte du garage.
La vieille maison grimace et flanche les jours de tempête, on l’entend grincer et couiner comme le ferait un chien souffreteux au moment de grimper en voiture pour une ultime promenade au bord de l’océan.
Pourtant elle résiste et on ne compte plus ceux qu’elle a enterrés. Et l’enfance, malgré ses facéties et ses grands éclats de rire n’y fait pas exception.

dimanche 19 mai 2024

Orwell avant 1984

Si vous cherchez un livre à offrir à quelqu’un qui se préoccupe encore de la liberté d’expression – j’entends la liberté totale d’expression, pas celle que travestissent les adeptes de la pensée unique – ne cherchez plus. La réponse se trouve dans ce petit fascicule de 42 pages écrit en 1946 par un George Orwell qui n’avait pas encore publié son célèbre 1984. 
 
Et pour ceux qui préfèrent la version courte, je divulgâche le propos : oui nous sommes bien dans une société totalitaire dans laquelle la littérature est en train de mourir, victime de l’esprit tyrannique de ceux qui cherchent à éteindre tout discours et à imposer une seule opinion au détriment de toutes les autres. Je vous laisse regarder autour de vous, les exemples abondent en 2024. 
 
Orwell y décrit également avec soixante-dix ans d’avance les ravages de l’intelligence artificielle qui rédige des articles et des livres, des adeptes de la cancel culture qui réécrivent les livres anciens et autres joyeusetés. C’est édifiant de clairvoyance et d’intelligence. Ça ne plaira pas aux Inrocks et à tous les vendus du politiquement correct façon vive la flamme olympique / je-suis-charlie et autres conneries totalitaires du même tonneau. Et ce n’est pas là la seule qualité de ce livre.

George Orwell – Comment meurt la littérature, éditions Sillages. 5,50 euros.

Journapalm 1742

De ce voyage à Rome tu as rapporté plusieurs souvenirs tous jetés au fond d’un sac de jute que tu transportes sur ton épaule dans l’alternance des passages nuageux et des épisodes pluvieux.
Les temples, le Colisée, la Bocca della Verità, les escaliers spectaculaires, les fontaines, les places, les pigeons pas plus propres ni plus cons qu’ailleurs.
Mais ce que ton attention d’enfant a conservé comme manifestation la plus exotique c’est cette voiture immatriculée dans l’Aude garée devant les Thermes de Caracalla et ton étonnement comme s’il s’agissait d’un dinosaure sur les Champs-Élysées.

samedi 18 mai 2024

Journapalm 1741

Derrière la tour de Pise tu as abandonné
un chien bleu aux yeux perclus de pus
les Carabinieri t’ont ausculté du regard
façon Marthe Keller après une opération transgenre
ou des amateurs de chanson française
dans un bouquin de romancier français aux cheveux gras.

Il te reste à tourner le dos
trouver refuge à l’ombre des arcades
tu demandes aux Carabinieri le chemin
de la tombe de Pound quand l’un d’eux
te gifle en lâchant un infamant et bruyant Cretino ! Qui
confond encore Pise avec Venise ?

vendredi 17 mai 2024

Journapalm 1740

Tu es revenu dans cette ville où tu as habité sans vraiment y vivre tout à fait il y a trente ans. Tu n’es pas vraiment sûr d’en reconnaître la topographie, un peu comme ton propre visage plus jeune de trente ans que tu aurais croisé dans un ascenseur. Agité de cette sensation inconfortable que quelque part, quelqu’un joue aux dés avec ta vie et que tu ne sauras jamais pourquoi tu n’es pas invité à la table de jeu.

jeudi 16 mai 2024

Journapalm 1739

Tu crois ne pas être comme les autres, différent, à l’abri de la déconvenue de la solitude. La faucheuse s’est installée au comptoir d’un bar du centre-ville, elle a d’autres chats à fouetter, elle prendra un autre bus pour chez toi.
Mais au bout de l’été, le solstice annoncera le changement de saison et tu partiras seul, comme un court-circuit dans le schéma électrique de ta vie.
L’unique question à te poser et de savoir de quelle façon tu viendras hanter ceux qui restent.

mercredi 15 mai 2024

Journapalm 1738

Mû par une obsession de la figure géométrique du carré, Emile R réorganisait tout ce qui l’entourait pour se plier aux règles des quatre angles droits aux côtés de longueurs égales. Cafetière, table, frigo, fenêtre, lave-vaisselle : tout devait être carré. Il s’avérait un homme d’intérieur doté d’un sens extrême de l’ordre. Atteint d’une invalidité psychique, il ne travaillait pas, son épouse PDG d’une entreprise de logistique leur assurait un salaire confortable. Aussi, lorsqu’elle se mit à grossir et à s’arrondir, il ne moufta pas.

mardi 14 mai 2024

Journapalm 1737

Dallas, Bangkok, Madrid, Oulan Bator, Pise, Bombay, Moscou, Dusseldorf, Vienne, Mexico, Lima, Anchorage, Portree, Perth, Helsinki, Tokyo… L’enfant égrène les noms des villes où il n’ira jamais, à cause de son incapacité à quitter sa zone de confort. L’ailleurs le terrifie depuis toujours mais le ici l’indispose autant. Il construit tout un jeu inconscient de névroses qui le conduiront à ne jamais prendre l’avion et à se tirer une balle de révolver dans la bouche à l’âge de soixante et un ans. Mais d’ici là on fait comme si de rien n’était.

lundi 13 mai 2024

Journapalm 1736

Je suis parfois saisi d’une pensée intime et puissante qui traverse mon esprit comme le ferait la foudre. Une pulsion née de la longue habitude d’avoir peuplé le monde dans ton sillage, avec la proximité toujours possible d’une discussion avec toi. Et puis la réalité du temps qui passe me fait revenir au constat sec et implacable que je ne pourrais plus te parler de rien, ni de ces choses importantes ni de ces choses futiles parce que depuis quatorze mois tu te reposes à l’ombre d’un cyprès.

dimanche 12 mai 2024

Journapalm 1735

Cet arrêt de bus de la ligne 42 n’est plus desservi depuis trois ans. Les mauvais herbes ont envahi les bas-côtés, grignoté les trottoir. Des tiges rigides d’un vert suspect se sont frayées un chemin pour pousser à travers le béton fissuré.
Autrefois, l’enfant venait ici attendre le bus puis partait à l’école au temps où celle-ci existait encore. Aujourd’hui les choses ont changé. L’océan clapote à cinquante mètres de cet arrêt de bus et l‘enfant mange des marguerites recouvertes d’huile de vidange. Le goût lui rappelle les odeurs de mazout de l’autobus qui ne passera plus.

samedi 11 mai 2024

Journapalm 1734

Chaque nuit il rêve d’une nouvelle bibliothèque qu’il bâtirait dans une ville différente. Parfois ce serait en Asie, parfois en Amérique, parfois elle serait classée par ordre alphabétique d’auteur, parfois par couleur de reliure. Il ne s’intéresse guère aux autres aspects de l’existence, les livres lui suffisent.
Il s’imagine parfois en architecte d’intérieur spécialisés en aménagement de bibliothèque mais il manque de place pour stocker les livres consacrés à l’architecture aussi préfère-t-il rêver à des maisons extensibles qui seraient bâties sans architecte puisqu’il n’y a plus de place pour les former.

vendredi 10 mai 2024

Journapalm 1733

Dans ce carnet à petits carreau il écrit les points cardinaux de listes très précises qui lui permettent de tenir à jour la comptabilité de sa vie. Il est de la génération d’avant Internet et même d’avant la micro-informatique. Il n’accorde aucune confiance à la technologie. Il empile les carnets, un pour chaque domaine qui, depuis des années, forment des piles disparates dans son bureau. Le jour où un incendie ravage son appartement, il perd en quelques minutes tout souvenir de sa vie passée.

jeudi 9 mai 2024

Journapalm 1732

Bob Dylan est né en mai 1941 et il a reçu le prix Nobel de littérature en 2016. Il y a sûrement beaucoup de gens qui aimeraient décrocher le Nobel et peu importe à quel âge.
Ma mère est née en juin 1941 mais elle n’a jamais remporté aucun prix Nobel. Je n’ai rien contre Bob Dylan, je serais le premier à réclamer qu’on lui remette un Nobel chaque année dix ans de suite si cela pouvait permettre à ma mère d’être encore de ce monde quelques années supplémentaires.

mercredi 8 mai 2024

Journapalm 1731

Assis sur le rebord d’une terrasse panoramique au nord du centre-ville de Barcelone, l’homme en bleu de travail contemple le monde éteint à ses pieds.
Le soleil parait décidé à honorer son contrat de destruction totale. Les vieillards et les enfants ont succombé les premiers dès le vingtième jour de canicule. L’homme espère avoir la peau des autres avant le quarantième. Il peut s’accorder une pause cigarette en profitant d’un panorama imprenable sur la mort.

mardi 7 mai 2024

Journapalm 1730

La lente détérioration démarre dès la sortie du tunnel, lorsque les lumières blanches captent ton inconscient. Tu perds déjà les kilogrammes de peau, de cheveux, de miasmes, de poils, tu es la mutation qui jamais ne s’interrompt. Tes muscles s’avachissent, ton dos s’affaisse, ton abdomen pend, inutile, attraction terrestre superstar. Chaque jour ton corps t’échappe davantage.
Au bout du chemin, un autre tunnel et de la lumière, une promesse de rien du tout, juste de la chimie avant ton corps froid qui poursuit sa transformation sous l’humus.

lundi 6 mai 2024

Journapalm 1729

Depuis qu’il se relevait la nuit pour soulager sa vessie, il subissait les moqueries de son épouse, une vieille sorcière bigote et poilue des aisselles. La pauvre femme cumulait les vices à une époque où l’on souhaitait les femmes épilées sous le voile.
Il la trucida d’un coup de hache le soir de noël puis il l’enterra sous le chêne, au fond du jardin. Maintenant, quand il se lève la nuit, il soulage sa vessie sur sa tombe il dit que cela soulage sa conscience et que ça ne peut pas faire de mal au chêne.

dimanche 5 mai 2024

Journapalm 1728

Cinq millions d’années d’évolution plus tard, quelques cinq milliards d’êtres humains restaient chez eux le soir à regarder des vidéos de chats sur leur smartphone.
Heureusement il n’y aurait pas à attendre cinq millions d’années supplémentaires pour s’enfoncer encore plus bas dans le grotesque. Les chats avaient mis au point une stratégie infaillible pour prendre le contrôle de la galaxie en moins de cinq mille ans à peine.

samedi 4 mai 2024

Journapalm 1727

Il avait lu à plusieurs reprises Érasme mais il continuait de penser qu’il était le seul de sa classe à ne pas être fou. Les autres se prenaient pour Napoléon alors que lui savait très bien qu’il n’était pas Napoléon. Il n’était pas un personnage de roman de George Orwell mais la réincarnation de Joseph Staline. Et il tenait à ce que les gens ne se méprennent pas en s’adressant à lui.

vendredi 3 mai 2024

Journapalm 1726

Bien des hommes avant lui ont tenté de gravir ces huit sommets en une seule année. La plupart y ont laissé la vie ou une bonne partie de celle-ci, leurs corps meurtris à tout jamais ou bien leur âme perdue de façon irréversible.
Les sherpas l’observent sur la pente accidentée, mains sur les hanches, visages énigmatiques qui jamais ne semblent le juger.
Cette nuit il a encore eu un mauvais pressentiment aussi leur annonce-t-il qu’il renonce à sa tentative. Voilà vingt ans que cela dure, toujours au premier mètre de la première ascension.

jeudi 2 mai 2024

Journapalm 1725

Ce n’est qu’après avoir enfoncé au milieu de son crâne une dague en acier de Tolède forgée au XVIIème siècle que le professeur Enrique se sentit enfin apaisé.
Depuis dix ans qu’il était marié à une femme originaire des Amériques qui ne jurait que par l’acier de son pays, il se disait souvent qu’un jour il lui prouverait la supériorité des lames de Tolède. Maintenant qu’elle gisait dans une mare de sang, son épouse ne pourrait plus nier qu’il avait raison.

mercredi 1 mai 2024

Journapalm 1724

Voilà quarante-huit heures de passées, pense-t-il en regardant la rue sombre de pigeons aux ailes mouillées. Lorsqu’il avait envisagé ce voyage à Rome, la chaleur des pierres millénaires et les couleurs des oriflammes aux frontons des palais avaient enflammé ses envies d’ailleurs. Personne ne pense à la pluie ni à la solitude d’une chambre d’hôtel lorsqu’il songe à Rome.