Chaque soir au moment du bain, le petit Edmond V tient à rejouer le naufrage du Titanic. Sa mère folle d’inquiétude le houspille et le sermonne : tu es fou ? Il est dangereux de s’immerger dans la baignoire, cesse donc tout de suite ou tu seras privé de dessert !
Ayant raté un destin d’apnéiste, Edmond V est devenu notaire et obèse. Comme sa femme déteste la plage, tous les ans en août, ils partent en vacances en Corrèze.
À défaut de tigre dans son moteur, Tim W buvait du nescafé en grains le matin et vouait une étrange passion pour les lémuriens, dont il avait décrété à l’âge de douze ans qu’il correspondait à son animal totem.
Bien sûr un tel choix l’exposa à d’incessantes moqueries de la part de ses camarades ainsi qu’à un ostracisme qui se poursuivit à l’âge adulte et qui le poussa à déménager en Islande. Sous ces latitudes plus sereines, il épousa une scientifique qui avait choisi un cafard pour animal totem.
Elle avait dû attendre d’atteindre cinquante ans avant d’apprendre que la force gravitationnelle s’expliquait par la courbure de l’espace-temps. Cette pensée l’interpella si fortement qu’elle en fut ébranlée et plusieurs jours durant, elle ne put ni s’alimenter ni dormir.
En revanche, après être arrivée trois matins d’affilée en retard au bureau, elle prit en pleine face la force managériale qui se contrefoutait de l’espace mais pas du temps.
Il collectionnait les petites voitures reproduisant les modèles américains des années 50 et 60. Elle préférait les modèles européens des années 70 et 80. Ils ont pensé que c’était un bon présage quand ils se sont rencontrés dans une convention d’amateurs de modèles réduits à la salle polyvalente de Saint-Paul. À l’endroit même où ils ont célébré leur mariage l’année suivante. Au même endroit où se sont rassemblés les secours cinq ans plus tard pour lancer la battue et retrouver le corps démembré de la femme amatrice de petites voitures.
On ne le voit jamais fanfaronner ni même se hausser du col. Pendant les réunions il reste en retrait, calme et silencieux. Depuis vingt ans dans la même entreprise, au même poste, performant, fiable et jamais malade. Pour ses patrons, il est le prototype de l’idiot utile. Personne ne s’intéresse à lui. Comment pourraient-ils se douter qu’il est l’un des plus gros trafiquants de drogue d’Europe qui a trouvé là une parfaite et anonyme couverture ?
Pour Halloween, il offrit à sa chef de service un cactus. Cela surprit tout le monde au bureau, à commencer par la récipiendaire de la plante qui fut mal à l’aise. René n’en était pas à son premier coup, l’année précédente, il lui avait offert une plante carnivore. Mais le plus beau restait à venir : il prévoyait de lui offrir un sabre japonais pour le 14 juillet avant de lui trancher la tête au feu d’artifice.
Armand F. rêvait de travailler à la Poste depuis qu’il avait aperçu un facteur pédaler sur son vélo chargé de courrier un soir de réveillon de Noël, dans les frimas et les giboulées de neige, imperturbable, enroulé dans un épais manteau, une écharpe enroulée autour de son cou et le nez rouge. Trente ans plus tard, il effectue ses tournées en voiture électrique et la Terre se réchauffe. Armand F. éprouve souvent la désagréable sensation qu’il a raté sa vie.
Quand elle perdit son doudou favori, Emeline Q pleura un peu et mangea beaucoup de chocolat. Cinq ans plus tard, lorsque son père se tua au volant d’une BMW M3 au niveau d’Ambérieu, Emeline pleura beaucoup et mangea jusqu’à la crise de foie. Dix ans plus tard, lorsque Serge lui annonça qu’il la quittait pour sa secrétaire, Emeline ne pleura pas. Mais elle ligota Serge sur la table de la cuisine et, armée d’un entonnoir, elle le gava de tout ce qu’elle trouva dans les placards.
Depuis toujours, Philippe B se croyait immortel. Enfant, la manière avec laquelle il chevauchait son BMX ou la hauteur de ses sauts dans la rivière impressionnaient les adultes. Jeune homme, on se moquait de son inconscience et on lui promit une mort prématurée au guidon de sa moto ou dans une voie d’alpinisme. Homme mature, on raillait ses comportements juvéniles et son inconséquence. Mais lorsqu’il atteignit les 150 ans, plus personne n’eut envie de se moquer de lui.
La soucoupe volante s’abima sur l’autoroute du soleil un 15 août. Branle bas de combat sur les trois voies, freinages d’urgence et télescopages en règle. Dans le fatras de tôles et de moteurs pissant l’huile et le liquide de refroidissement, les automobilistes interloqués quittèrent leurs véhicules fumants.
À leur tour, les passagers de la soucoupe volante s’extirpèrent de l’amoncellement métallique. Lunettes de soleil sur leurs trois paires d’yeux au milieu de têtes en forme d’ampoule géante, ils s’enduisirent de lotion solaire et s’allongèrent sur le goudron de l’autoroute en poussant des soupirs d’aise.