Quand elle perdit son doudou favori, Emeline Q pleura un peu et mangea beaucoup de chocolat. Cinq ans plus tard, lorsque son père se tua au volant d’une BMW M3 au niveau d’Ambérieu, Emeline pleura beaucoup et mangea jusqu’à la crise de foie. Dix ans plus tard, lorsque Serge lui annonça qu’il la quittait pour sa secrétaire, Emeline ne pleura pas. Mais elle ligota Serge sur la table de la cuisine et, armée d’un entonnoir, elle le gava de tout ce qu’elle trouva dans les placards.
Depuis toujours, Philippe B se croyait immortel. Enfant, la manière avec laquelle il chevauchait son BMX ou la hauteur de ses sauts dans la rivière impressionnaient les adultes. Jeune homme, on se moquait de son inconscience et on lui promit une mort prématurée au guidon de sa moto ou dans une voie d’alpinisme. Homme mature, on raillait ses comportements juvéniles et son inconséquence. Mais lorsqu’il atteignit les 150 ans, plus personne n’eut envie de se moquer de lui.
La soucoupe volante s’abima sur l’autoroute du soleil un 15 août. Branle bas de combat sur les trois voies, freinages d’urgence et télescopages en règle. Dans le fatras de tôles et de moteurs pissant l’huile et le liquide de refroidissement, les automobilistes interloqués quittèrent leurs véhicules fumants.
À leur tour, les passagers de la soucoupe volante s’extirpèrent de l’amoncellement métallique. Lunettes de soleil sur leurs trois paires d’yeux au milieu de têtes en forme d’ampoule géante, ils s’enduisirent de lotion solaire et s’allongèrent sur le goudron de l’autoroute en poussant des soupirs d’aise.
Artaban, lointain parent du Lion de Némée, était un félin puissant à la crinière fleurie. Il resta dans l’histoire pour avoir refusé de dévorer les chrétiens qu’on lui jetait en pâture dans les arènes romaines. Quand son maitre lui demanda la raison de ce dédain honteux, Artaban qui parlait couramment douze langues répondit d’une voix lasse : « I would prefer not ». Personne ne réalisa que le puissant lion cumulait les miracles : non content de parler anglais et de voyager dans le temps, il avait lu Melville.
Depuis qu’il avait fui la fureur de New York pour s’installer dans ce coin perdu du Canada, il en avait aperçu des animaux morts. Beaucoup se faisaient écraser en tentant de traverser la route. Leurs corps étaient alors expédiés sur le bas-côté où ils se desséchaient et disparaissaient en quelques jours à peine. Ce matin-là, ce fut sur le seuil de sa porte qu’il en trouva un. En tenue de bagnard, un homme pâle et sec qui ressemblait vraiment à un ours mort.
Lorsqu’il lui dit qu’il était letton, elle comprit qu’il travaillait dans l’acier. Elle ne comprenait pas pourquoi il lui disait ça, sinon pour faire l’intéressant – mais elle ne trouvait pas vraiment passionnant un type qui travaille dans l’acier, alors… Elle lui répondit qu’elle n’était pas venue dans cette boite de nuit pour discuter mais pour trouver du boulot. Le letton lui sourit et lui dit qu’il avait ça en stock. Trois jours plus tard, il la mit sur le trottoir, devant une aciérie.
Juste après le canal de Corinthe, au détour d’un virage bordé de vieilles pierres et d’oliviers aux troncs tordus, pareils à des vieillards scrofuleux, dans la fraîcheur d’une nuit fine comme la lame d’un sabre japonais, tu te souviens des aboiements de chiens dans le lointain et du cadavre de ce mouton égorgé dont tu ignores s’il est réel ou le fruit d’une légende grecque.
Elle rêvait de volcans et de lave en fusion, voulait grimper en haut de l’Etna, du Krakatoa, du Kilauea. Elle souhaitait contempler l’œil du cratère, comme un défi lancé à l’ardeur incandescente, expérimenter la chaleur incommensurable, se frotter aux étuves de l’Enfer.
Mais chaque matin, lorsque son réveil sonnait, elle se levait, avalait son café et deux tartines de confiture avant de prendre une route sans surprises. Elle travaillait depuis trente ans au rayon surgelés d’un hypermarché de la banlieue d’Auxerre.
La nuit devant ou l’aube derrière, tu ne sais plus si tu vois à travers le pare-brise ou le rétroviseur.
Tu es assis au volant, tu penses que quelque part au-dessus de toi, s’élève la verticalité immuable d’El Capitan dans l’obscurité immémoriale.
Mais ton unique certitude, c’est que ce quadrupède aux yeux jaunes qui marche sur le côté de la route est bien trop vieux, beaucoup trop vieux, pour n’être qu’un vulgaire chien.
Il chantait du matin au soir, dès qu’il posait le pied par terre et jusqu’à ce qu’il se couche. On ne peut pas vraiment le lui reprocher, c’était son job après tout. Sa femme ne le supportait plus.
Mais elle n’était pas sourde ?
Si, mais le chanteur d’opéra adorer manger de l’ail.