L’avocat attendit quelques secondes puis il se leva et adopta un air contrit. « Mon client n’est qu’une victime des jeux de bar, annonça t-il. Il ne pensait pas à mal. Depuis des mois, il noyait le chagrin causé par le départ de sa femme en jouant aux fléchettes dans l’arrière salle du Bar du Pont. Ce soir-là, la fatigue aidant, il a tout simplement confondu le crane du commissaire avec une cible. Et je suis désolé de vous faire remarquer que cela aurait pu nous arriver à tous ! »
José porte des talonnettes et des pantalons à pattes d’éléphant. On l’entend arriver de loin lorsqu’on se tient debout devant l’urinoir, pas besoin d’indices supplémentaires pour deviner qui vient d’entrer. Mais afin d’être certain de ne laisser aucun doute, l’agent d’entretien se met à chantonner un tube de Claude François tout en passant la serpillière avec une énergie permanente.
Parce qu’il ne supportait plus d’entendre sa fille pousser des cris stridents en jouant à la poupée dans sa chambre, le père détruisit le château fort qui était son jouet préféré.
Vingt-cinq ans plus tard, la petite fille est devenue ingénieur en bâtiment et elle construit des forteresses au Qatar en se faisant grassement payer. Quant à son père, elle le laisse mourir dans un Ehpad de Corrèze.
Par principe, elle n’accepte de monter à bord d’un taxi que si le chauffeur a les tempes grisonnantes et qu’il porte la barbe. Sa psychiatre affirme qu’il s’agit d’un syndrome de compensation affective lié à de très anciens souvenirs d’un Père Noël rencontré au centre commercial.
Ce jour-là, elle ne dérogea pas à la règle. Manque de chance, le chauffeur barbu et grisonnant était bûcheron et tueur en série à ses heures.
Tu ne voulais pas te lever. Pas une prémonition, oh ça non : juste un lundi matin comme les autres. Sauf que ton bip ta signifié que les affaires reprenaient. Fini le dimanche au parc à manger des glaces avec les gamins.
Tu as foncé à la caserne et maintenant tu es au pied du brontosaure en feu et tu entends les déflagrations des corps qui s’écrasent sur le toit après une chute de deux cents mètres. Cette trotteuse là, sourde et sanglante, tu sais déjà qu’elle va résonner longtemps dans ta tête.
Souvent, quand je repense à un évènement issu du passé récent, me revient en tête ce jour de mi-octobre 2017. La date est imprimée dans mon esprit, aussi nette que celle apposée sur l’emballage blanc d’un yaourt nature.
Je me souviens des épicéas bien verts et de la piste ocre sous mes semelles, avec dans mes oreilles ce groupe local et le morceau tiré de cette « lente révolte pour un nouveau Canada zéro ».
La terre du Québec m’offrait là une parenthèse bienvenue, hors limite de toute sensation familière et l’impression rassérénante d’être encore en vie.
Tes papiers d’identité l’attestent, les replis qui dessinent des vagues sur ta nuque le confirment. Tu as depuis un moment déjà dépassé la date limite de conservation.
Dans le matin froid et sec, ton corps se hasarde à de grandes aventures au bout de l’impasse.
Autrefois, tu étais grand, l’esprit libre et insouciant, il t’en reste des traces comme des taches de Rorschach qui ont déteint dans tes yeux.
Dieu est descendu d’un bus Greyhound en bout de course à la frontière mexicaine. Il portait un imperméable rapiécé et tâché de graisse. Tu l’as reconnu à ses mains aux paumes bandées. Il t’a demandé une cigarette et te l’a échangée contre un préservatif périmé. « Faut pas m’en vouloir, depuis le temps, je commence à fatiguer… » Puis il a marché tout droit en direction de Mexico, ses pieds trainant sur le sol comme une vieille rengaine.
À la septième sonnerie, tu as ouvert les yeux, senti l’odeur des saucisses brûlées : une camionnette sur cales à l’angle de ta rue. Tu es sorti de ton lit, failli tomber de quarante-deux étages, ton coeur bondissant dans ta poitrine. L’infirmier t’a demandé de te montrer raisonnable et de te recoucher. Des souvenirs reconstitués, t’a t-il dit, le revers de la médaille parce qu’on vient de t’implanter le coeur d’un gorille dans la cage thoracique.
Devant la pompe à essence, le vieillard relève la tête et dit « jolie bagnole ! » d’une moue qui rime avec « ah, si seulement... » Tes bottes soulèvent la poussière et les scorpions ont trop chaud pour te tanner le cuir. Ils préfèrent rester planqués derrière le frigo.
Tu grimpes dans la Pontiac, RayBan sur le nez, unique souvenir d’elle, tu démarres et tu vises le détroit où elle a disparu. Dans le rétroviseur panoramique, la pompe à essence, le vieux et les scorpions n’existent déjà plus.