Il collectionnait les petites voitures reproduisant les modèles américains des années 50 et 60. Elle préférait les modèles européens des années 70 et 80. Ils ont pensé que c’était un bon présage quand ils se sont rencontrés dans une convention d’amateurs de modèles réduits à la salle polyvalente de Saint-Paul. À l’endroit même où ils ont célébré leur mariage l’année suivante. Au même endroit où se sont rassemblés les secours cinq ans plus tard pour lancer la battue et retrouver le corps démembré de la femme amatrice de petites voitures.
On ne le voit jamais fanfaronner ni même se hausser du col. Pendant les réunions il reste en retrait, calme et silencieux. Depuis vingt ans dans la même entreprise, au même poste, performant, fiable et jamais malade. Pour ses patrons, il est le prototype de l’idiot utile. Personne ne s’intéresse à lui. Comment pourraient-ils se douter qu’il est l’un des plus gros trafiquants de drogue d’Europe qui a trouvé là une parfaite et anonyme couverture ?
Pour Halloween, il offrit à sa chef de service un cactus. Cela surprit tout le monde au bureau, à commencer par la récipiendaire de la plante qui fut mal à l’aise. René n’en était pas à son premier coup, l’année précédente, il lui avait offert une plante carnivore. Mais le plus beau restait à venir : il prévoyait de lui offrir un sabre japonais pour le 14 juillet avant de lui trancher la tête au feu d’artifice.
Armand F. rêvait de travailler à la Poste depuis qu’il avait aperçu un facteur pédaler sur son vélo chargé de courrier un soir de réveillon de Noël, dans les frimas et les giboulées de neige, imperturbable, enroulé dans un épais manteau, une écharpe enroulée autour de son cou et le nez rouge. Trente ans plus tard, il effectue ses tournées en voiture électrique et la Terre se réchauffe. Armand F. éprouve souvent la désagréable sensation qu’il a raté sa vie.
Quand elle perdit son doudou favori, Emeline Q pleura un peu et mangea beaucoup de chocolat. Cinq ans plus tard, lorsque son père se tua au volant d’une BMW M3 au niveau d’Ambérieu, Emeline pleura beaucoup et mangea jusqu’à la crise de foie. Dix ans plus tard, lorsque Serge lui annonça qu’il la quittait pour sa secrétaire, Emeline ne pleura pas. Mais elle ligota Serge sur la table de la cuisine et, armée d’un entonnoir, elle le gava de tout ce qu’elle trouva dans les placards.
Depuis toujours, Philippe B se croyait immortel. Enfant, la manière avec laquelle il chevauchait son BMX ou la hauteur de ses sauts dans la rivière impressionnaient les adultes. Jeune homme, on se moquait de son inconscience et on lui promit une mort prématurée au guidon de sa moto ou dans une voie d’alpinisme. Homme mature, on raillait ses comportements juvéniles et son inconséquence. Mais lorsqu’il atteignit les 150 ans, plus personne n’eut envie de se moquer de lui.
La soucoupe volante s’abima sur l’autoroute du soleil un 15 août. Branle bas de combat sur les trois voies, freinages d’urgence et télescopages en règle. Dans le fatras de tôles et de moteurs pissant l’huile et le liquide de refroidissement, les automobilistes interloqués quittèrent leurs véhicules fumants.
À leur tour, les passagers de la soucoupe volante s’extirpèrent de l’amoncellement métallique. Lunettes de soleil sur leurs trois paires d’yeux au milieu de têtes en forme d’ampoule géante, ils s’enduisirent de lotion solaire et s’allongèrent sur le goudron de l’autoroute en poussant des soupirs d’aise.
Artaban, lointain parent du Lion de Némée, était un félin puissant à la crinière fleurie. Il resta dans l’histoire pour avoir refusé de dévorer les chrétiens qu’on lui jetait en pâture dans les arènes romaines. Quand son maitre lui demanda la raison de ce dédain honteux, Artaban qui parlait couramment douze langues répondit d’une voix lasse : « I would prefer not ». Personne ne réalisa que le puissant lion cumulait les miracles : non content de parler anglais et de voyager dans le temps, il avait lu Melville.
Depuis qu’il avait fui la fureur de New York pour s’installer dans ce coin perdu du Canada, il en avait aperçu des animaux morts. Beaucoup se faisaient écraser en tentant de traverser la route. Leurs corps étaient alors expédiés sur le bas-côté où ils se desséchaient et disparaissaient en quelques jours à peine. Ce matin-là, ce fut sur le seuil de sa porte qu’il en trouva un. En tenue de bagnard, un homme pâle et sec qui ressemblait vraiment à un ours mort.
Lorsqu’il lui dit qu’il était letton, elle comprit qu’il travaillait dans l’acier. Elle ne comprenait pas pourquoi il lui disait ça, sinon pour faire l’intéressant – mais elle ne trouvait pas vraiment passionnant un type qui travaille dans l’acier, alors… Elle lui répondit qu’elle n’était pas venue dans cette boite de nuit pour discuter mais pour trouver du boulot. Le letton lui sourit et lui dit qu’il avait ça en stock. Trois jours plus tard, il la mit sur le trottoir, devant une aciérie.
Juste après le canal de Corinthe, au détour d’un virage bordé de vieilles pierres et d’oliviers aux troncs tordus, pareils à des vieillards scrofuleux, dans la fraîcheur d’une nuit fine comme la lame d’un sabre japonais, tu te souviens des aboiements de chiens dans le lointain et du cadavre de ce mouton égorgé dont tu ignores s’il est réel ou le fruit d’une légende grecque.
Elle rêvait de volcans et de lave en fusion, voulait grimper en haut de l’Etna, du Krakatoa, du Kilauea. Elle souhaitait contempler l’œil du cratère, comme un défi lancé à l’ardeur incandescente, expérimenter la chaleur incommensurable, se frotter aux étuves de l’Enfer.
Mais chaque matin, lorsque son réveil sonnait, elle se levait, avalait son café et deux tartines de confiture avant de prendre une route sans surprises. Elle travaillait depuis trente ans au rayon surgelés d’un hypermarché de la banlieue d’Auxerre.
La nuit devant ou l’aube derrière, tu ne sais plus si tu vois à travers le pare-brise ou le rétroviseur.
Tu es assis au volant, tu penses que quelque part au-dessus de toi, s’élève la verticalité immuable d’El Capitan dans l’obscurité immémoriale.
Mais ton unique certitude, c’est que ce quadrupède aux yeux jaunes qui marche sur le côté de la route est bien trop vieux, beaucoup trop vieux, pour n’être qu’un vulgaire chien.
Il chantait du matin au soir, dès qu’il posait le pied par terre et jusqu’à ce qu’il se couche. On ne peut pas vraiment le lui reprocher, c’était son job après tout. Sa femme ne le supportait plus.
Mais elle n’était pas sourde ?
Si, mais le chanteur d’opéra adorer manger de l’ail.
Elle est morte dans son sommeil. On pense qu’elle n’a pas trop souffert. Tout de même, une magicienne qui comptait les éléphants avant de s’endormir, ça ne pouvait que mal finir.
Le médecin hocha la tête puis se tourna vers le grutier en lui faisant signe de soulever l’éléphant qui écrasait la défunte sur son lit.
Le jour de ses dix ans, François L reçut une montre, un ordinateur et une encyclopédie. Son père, visiblement ému, l’attira à lui et lui annonça : tu seras un homme, mon fils. Mais la réaction de sa progéniture ne fut pas celle attendue. François se dégagea avec impatience et répondit qu’il envisageait de changer de sexe dès ses seize ans. Et que son père pouvait se garder ses cadeaux rétrogrades de boomer, il voulait le dernier iPhone.
Après avoir vidé un énième compte d’épargne pour s’offrir une troisième Porsche, Bernard C trouva un mot sur la porte du frigidaire : « J’en ai assez de tes enfantillages, je te quitte. Mon avocat te contactera. »
Le lendemain, Bernard C reçut un appel de la gendarmerie d’Orléans. Sa femme était décédée dans un accident, sa Renault Kangoo s’était enroulée autour d’un poteau de téléphone. Après avoir raccroché, Bernard C se servit un schnaps puis appela la concession Porsche pour rajouter quelques options.
Le baron vivait dans son château aux confins du cercle arctique depuis plus de cent douze ans et ces derniers temps, il trouvait le temps long. Autrefois, il supportait les rigoureux hivers en s’enivrant de rhum et de cognac. Mais les chaleurs extrêmes de ces dernières décennies le privaient des soirées arrosées et des gueules de bois qui les suivaient. Sa dépression fut soudaine et profonde. Ne pouvant se suicider puisqu’il était déjà mort, il n'eut d’autres choix que de de boire de l’eau et il devint le premier fantôme à rejoindre une association d’alcooliques anonymes.
Superman vieillissant fut bientôt obligé de porter des lunettes correctrices pour y voir clair. Mais parce qu’il était Superman et qu’il avait une réputation à tenir, il refusa de s’abaisser à porter des lunettes.
Le 11 septembre 2001 il se trouvait à Manhattan et il entendit le Boeing approcher des tours jumelles. Son sixième sens le fit se presser dans une cabine téléphonique afin d’y revêtir son costume de superhéros. Mais parce qu’il n’y voyait rien, il se précipita dans des toilettes de chantier au lieu de la cabine téléphonique. Et on sait ce qu’il advint des tours jumelles.
Quand ils t’ont dit qu’un Français avait relié les deux tours du World Trade Center en marchant sur une corde, sans filet ni harnais de sécurité, tu t’es esclaffé. Ils t’ont assuré que c’était authentique, que cela remontait à 1974 mais que l’on disposait de photos et de films. Mais comme on te l’a appris durant un cours d’Instruction Civique Républicaine, tu as mis en doute la véracité de ces images, affirmant que l’IA les avait générées. Et ils ont eu l’audace de répondre que ni l’IA ni l’Internet n’existaient à cette époque !
Elle se souvient d’une rédaction à l’école où on lui avait demandé d’écrire un texte dans lequel elle devait imaginer être une bille coincée dans la rainure d’une cloison depuis deux générations. Aujourd’hui, après avoir publié dix romans, elle regarde le curseur qui clignote sur l’écran de son ordinateur, en haut de la page vierge et elle se demande ce qu’en penserait son vieil instituteur.
Elle avait appris à sa fille, alors encore enfant, comment piéger des bêtes dans la forêt et comment les dépecer pour conserver la viande plusieurs jours. L’enfant savait procéder pour couper, trancher et séparer la peau des bêtes de leur enveloppe. Mais elle gâcha tout en devenant végétarienne et collectionneuse de timbres.
Le reste de l’année on ignore où il se terre. Mais du 15 décembre au 15 janvier, on l’aperçoit aller et venir sur l’avenue, une pelle sur l’épaule, portant un épais pantalon treillis et des chaussures de sécurité qui s’accordent mal avec son maillot de corps rouge sur lequel est écrit « Santa Claus is dead ». Certains disent qu’ils l’ont aperçu creuser le goudron avec frénésie mais ce n’est pas mon cas. J’ai l’impression qu’il attend que j’ai le dos tourné pour se mettre à creuser.
Claustrophobe, il évitait les ascenseurs, les caves et les vols transatlantiques. Il fuyait la spéléologie, les toilettes publiques, ainsi que les cabines téléphoniques et les tunnels. Il vécut dans un camping de Ouarzazate où il dormait à la belle étoile. Il mourut sans murs ni plafond, piétiné par un chameau schizophrène qui avait peur de son ombre.
En ce temps-là, tu sentais le sang pulser dans ton corps, tes jambes prêtes à s’élancer dans cent directions différentes. Tu brûlais d’espoir et d’envie, tu trouvais le monde excitant et immense, t’imaginant déjà en aventurier jamais rassasié de découvertes, de paysages, d’expériences.
Et puis quelque chose de très pénible et de très stupide s’est produit, dont on t’avait pourtant prévenu mais que tu n’as pas vu ni senti venir. Tu es juste devenu un autre vieux con, bon pour la casse.
Adeline H. aimait le saucisson chaud, les quenelles et le tablier de sapeur. Elle avait grandi dans le restaurant tenu par ses parents, deux cordons bleus férus de bal musette et du Tour de France.
Adeline H. avait treize ans quand son père mourut un dimanche tandis qu’il pédalait dans le Beaujolais, fauché par un tracteur conduit par un ivrogne.
Il ne faut pas chercher plus loin la raison de son acharnement d’avocate de la sécurité routière. Mais le drame, c’est que depuis l’accident, elle ne mange plus que de la salade et des choux de Bruxelles.
Parce qu’il craignait l’orage et les fantômes, Albert C décida de vivre dans une maison neuve à San Diego, ville californienne où, selon les statistiques, on ne dénombre que 2,4 orages par an. Il s’y installa avec femme et enfants après avoir quitté le Pays Basque. Hélas, une semaine après leur installation, leur propriété et la famille fut engloutie par un séisme d’une ampleur biblique. Après sa mort, il revint hanter le Pays Basque où, jusqu’à la fin des temps, il dut subir les orages.
Sept maisons plus loin que la sienne vivait un vieil homme dont on disait qu’il fut un ogre dans sa jeunesse, au temps où les ogres portaient des chemises brunes. Malgré son vif intérêt pour les choses de l’Histoire, elle ne put aller sonner chez le vieil homme car elle avait toujours eu du mal à compter les intervalles. Pensant se trouver au bon endroit, elle sonna à la sixième porte, qui était celle d’un sorcier qui pratiquait la magie noire et qui la transforma en oppossum.
Plutôt que de réviser, il lisait. Quand ses parents, craignant la neurasthénie, lui intimaient l’ordre de sortir prendre l’air, il s’éclipsait à regrets mais emportait un roman dans sa poche. Atteint de constipation chronique, il ne se déplaçait jamais aux toilettes sans prendre un livre.
Peu bavard, il eut une carrière discrète et sans remous dans l’administration. Le jour où il disparut, on trouve un roman de Dino Buzzati dans le creux laissé par son corps dans son lit.
Claustrophobe, il évitait les ascenseurs, les caves et les vols transatlantiques. Il fuyait la spéléologie, les toilettes publiques, ainsi que les cabines téléphoniques et les tunnels. Il vécut dans un camping de Ouarzazate où il dormait à la belle étoile. Et il mourut sans plafond ni murs castrateurs, piétiné par un chameau schizophrène.
Il avait de son père l’image d’un raté, un moustachu pâle et dégarni un peu bedonnant qui roulait en Renault 14 orange et écoutait les disques de Maxime Le Forestier. Il grandit dans la frustration de devoir sa vie à un être d’une telle insignifiance.
Aussi, lorsque son père fut arrêté et condamné pour avoir éviscéré douze personnes, il retrouva la foi et le chemin de la piété filiale, chaque semaine en se rendant au parloir.
Il avait vu que d’autres types pratiquaient l’escalade urbaine et se filmaient en souriant. Les vidéos fleurissaient sur internet, elles généraient du trafic, du clic et du dollar. Il pensait que ce n’était pas compliqué, il suffisait de ne pas filmer face au soleil. Et puis, il n’avait jamais eu le vertige. Il rata pourtant le dernier barreau de l’échelle lorsqu’il fut parvenu au sommet de la tour de radio diffusion. Il chuta de trois cents cinquante mètres et personne n’en sut rien, sa caméra était à court de batterie.
La vieille femme est montée dans le train avec difficultés, s’aidant de sa canne, tremblante, ses yeux d’un gris délavé cherchant un appui que ses forces lui refusaient. Personne n’aurait pu imaginer qu’elle dissimulait un pistolet mitrailleur dans son cabas. Les vingt-trois victimes ne sont plus là pour témoigner qu’ils lui auraient pourtant donné le bon dieu sans confession. De toute façon, dans le métro républicain, on ne peut plus mentionner un quelconque dieu sans être prié de quitter la rame.
Vous étiez frères d’armes et de sang, compagnons d’infortune et spectateurs de l’ouragan paternel quand votre mère paraît les coups.
Le temps accomplissant son œuvre, les crocs du boucher ont fini par s’émousser. À ton tour, ton corps est devenu robuste et dur. Vos routes se sont écartées.
Il te reste des souvenirs de veillée d’armes et la sensation de l’urine chaude contre ta jambe quand tu entendais le tyran monter l’escalier.
Tu n’as pas senti la morsure. Tu n’as même pas senti sa présence. Tu t’es tournée, apeurée jusqu’au blocage, tétanie étouffante. Dans la panique et la brume nocturne, tu as deviné une vague silhouette bossue et décharnée, une fourrure blanche et des yeux jaunes qui scintillaient dans la pénombre. Tu n’as même pas eu la force de crier et tu es tombée, face contre terre dans la neige. Le lendemain, les secours t’ont trouvée sans vie. La police a conclu à une overdose.
Ils sont venus de grand matin, à une heure blême qui ne laisse que de vagues impressions. Tu pensais qu’ils n’étaient que des ombres, de modestes résurgences d’un passé sous cloche. Pas plus menaçants que des fétus de paille en haut d’un donjon. Les poules et les cochons ont détalé à leur passage. Et lorsque les grilles du cimetière se sont ouvertes, tu as compris qu’il ne s’agissait pas de cavaliers de pacotille.
Là, au cœur de la montagne qui descend, tu tentes de t’effacer au monde, tes pieds inventent une nouvelle géographie minérale. Dans la pente qui n’hésite pas, tu distingues des motifs géométriques, des traces anciennes d’animaux depuis longtemps disparus. Parvenu au sommet qui ne dessine rien, tu t’exerces aux ricochets en attendant la nuit. Et les fossiles ne t’en tiennent pas rigueur.
C’est un peu après 20h00 que le loup est entré dans la bergerie. Les brebis étaient réunies pour décider de voter une motion de censure afin de renverser le fermier devenu fou. Le loup des steppes ayant grand faim après un long voyage croqua les brebis mais dans l’agitation, deux lui échappèrent. Depuis, le fermier fou et le loup se sont alliés pour les retrouver et finir le travail.
Certes ce n’était qu’un teckel de quelques centimètres de haut. Mais les hommes ne sont pas les uniques victimes de maladies mentales, les chiens en souffrent aussi.
Ce teckel à poils longs ne se prenait pas pour Napoléon mais pour un lion. Et chaque dimanche matin, devant l’église, son maître devait le museler pour éviter qu’il ne se jetât sur les fidèles.
Lisant dans une revue de salle d’attente que les koalas sont peu à peu décimés par une maladie dont les scientifiques ne parviennent pas à enrayer les effets, François A. se demande si son chirurgien a placé cette revue ici pour lui passer un message. Dans le doute, il préfère quitter la salle d’attente en courant puis il hèle un taxi et le prie de l’emmener à Charles de Gaulle où il prend le premier vol pour l’Australie.
Depuis qu’elle a aperçu une femme nue en train d’agiter des drapeaux tricolores Place de la Nation, puis un homme en queue de pie en train de chanter du Bizet, Place de l’Opéra, elle refuse de mettre les pieds Place de la Bastille. Arguant que si elle désire son content de sang et de meurtre, il lui suffit de se brancher sur Netflix, au moins elle échappera à l’odeur.
Douze heures ont passé en un éclair, à peine le temps de sacrifier aux ablutions de l’âme et du corps, sonder la nuit depuis ton bout de balcon. Quand tu relèves la tête, tu as perdu douze heures d’ailleurs et de rêves. Les heures tombent comme des œufs du cul des poules. En boites de six, bien alignées. Une pour chaque jour de la semaine. Alors s’il t’en manque, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
Tu ne parviens pas à t’habituer à cette absence de lumière. La branche du peuplier a cédé sous un coup de vent un peu plus retors que les autres. On t’avait prévenu mais voilà, tu pensais laisser venir voir, disposer de marge et bénéficier d’un surplus de temps. Seul bonus disponible pour quiconque, tu dois apprendre à conjuguer l’absence. Tu marches dans le tunnel mais l’horizon scintille comme en s’éloignant, sans arbre ni oiseau posé dessus. Le monde soudain réduit à une enveloppe blanche collée au fond d’une flaque d’eau croupie.
Personne ne savait où était passé Ted. Il avait disparu un peu avant la tempête, en rentrant du travail. Après une semaine de recherches, Robert sonna chez sa femme pour lui annoncer qu’on abandonnait. Avec cette météo infernale, ce froid et cette neige, tout le monde était épuisé. La femme de Ted lui proposa de manger un peu pour se réchauffer. Affamé, Robert accepta avec plaisir. Entre deux assiettes, il s’excusa d’avoir échoué à retrouver Ted. Alors la femme de Ted haussa les épaules : « que croyez-vous donc avoir mangé ? »
Venant d’un monde de sable et de vent, tu n’appréhendes pas les angles des rues, les feux rouges, la fureur du monde qui perce, qui tracte et qui enfonce. Le chaos industriel laisse des sillons dans le coeur et dans la peau.
Parfois tu lèves les yeux vers le ciel et tu maugrées. Quelques instants après, le ciel devient menaçant. Tu dis n’être au courant de rien, juste un type de passage, attiré par le cri du corbeau qui vole de branche en branche.
Armée de son filet à papillons dressé vers le ciel bleu de mai, la fillette gambadait au milieu des senteurs des fleurs et des arbustes. Parvenue au bout du champ, elle ne prêta pas attention au ruisseau et chuta dans un trou d’eau, dégringolant dans un puits sans fond.
À présent c’est elle qui joue le rôle du papillon et les araignées géantes qui tissent leurs filets pour la maintenir prisonnière.
Les larves de charançon ne sont pas encore mâtures pour s’attaquer aux palmiers et détruire leurs troncs. Cela n’empêche pas les Congolais de s’en régaler à l’apéritif, larves claires qu’ils dégustent sapés comme des chefs d’état ou les convives d’une garden party colorée à l’ombre de grands palmiers vigoureux.
Le jour de ton anniversaire, tu achètes un mille-feuille chez le boulanger du quartier. Depuis que sa femme a changé de sexe, ses pâtisseries s’arrachent. Par un étrange phénomène de compensation que personne n’explique, plus il déprime, meilleures sont ses pâtisseries. De retour chez toi, seul derrière la fenêtre, tu regardes les immeubles et l’avenue, tu essayes de te souvenir à quoi ressemblent la campagne et le sexe féminin.
La salle de boxe se situe à l’extrémité d’une rue qui fut animée mais qui, oubliée des aménagements urbains, est devenue déserte. Un axe qui reliait autrefois la haute ville à la lagune et qui n’est plus qu’un dépotoir à ciel ouvert, usine à recycler les seringues usagées et les rêves mal ajustés. C’est pourtant là qu’il se rend chaque jour, le regard posé sur la salle de boxe, fort de cette conviction qu’en dépit de tout, rien ne le fera abandonner.
Enfant, un jour d’été où il jouait au fond du jardin depuis une heure, courant et sautant, il rentra avec précipitation pour boire. Sa mère qui nettoyait alors la cuisine avait versé du vinaigre blanc dans un verre que le gamin avala d’une traite avant même qu’elle put s’interposer. Ce fut l’acte fondateur d’une carrière qui devait le conduire à devenir cracheur de feu dans un cercle itinérant.