José H. se pensait descendant d’une fameuse lignée d’hidalgos qui, depuis les grands explorateurs, avait fait la fierté des Espagnols. Il ignorait pourtant tout de son arbre généalogique. Personne ne savait d’où il avait débarqué et après tout, descendre d’un conquistador n’était pas plus bête qu’être petit fils de poissonnier. Les archives municipales lui apprirent que dans les années 50, son grand-père avait dépecé et mangé huit prostituées à Barcelone. Depuis, José H. ne parlait plus de son ascendance et était devenu végétarien.
Les traces de griffures qui striaient le châssis du réfrigérateur ne laissaient planer aucun doute sur l’auteur du méfait. Depuis que les glaciers fondent, avança le détective, les ours polaires s’enfoncent toujours plus loin au coeur des habitations.
Frédérique L. hocha la tête mais elle savait très bien que l’auteur du méfait était son ex mari qui se laissait pousser les ongles pour jouer de la guitare dans un groupe de black métal polaire.
Après avoir accumulé les diplômes des écoles les plus prestigieuses, collectionné les récompenses et les prix, jonglé d’un poste à responsabilités à un job qui rapportait gros, Emil Z se souvint de ses origines modestes et des leçons de frugalité que lui inculquaient ses parents. Il contempla son garage rempli de voitures de sport, sa piscine où batifolaient des mannequins siliconés et décida de changer. Il paya ce qu’il fallait pour changer de nom et effacer ses origines : désormais on devrait l’appeler Emil Rockfeller.
Parce qu’enfant elle aimait voir des films dans lesquels jouait Pierre Richard, puis qu’elle se prit de passion pour les romans de Richard Ford, les nouvelles de Richard Yates et la poésie de Richard Brautigan, Maryse décida de ne sortir qu’avec des types qui portaient le prénom Richard. Ne supportant pas d’être éconduit, un type né un 3 avril pour la Saint Richard, mais que ses parents manquant de tact avaient prénommé Ursule décida de se venger. Il lui fit boire de l’arsenic et tandis que Maryse agonisait, il se fit cuire un bon coeur de lion.
Edgar V. mangeait avec les doigts son riz basmati, ses carottes irlandaises, son goulash hongrois, ses petits pois des Flandres, son chou-fleur français, son kebab turc, son hareng hollandais et ses kiwis d’Océanie.
Lorsqu’il mourut d’une indigestion sur la ligne bleu des Vosges, aucun médecin ne parlait un nombre suffisant de langues pour déterminer quel aliment était responsable de son trépas.
Son obsession pour le sucre ne pouvait pas bien se terminer. Et parce que son épouse au visage certes ingrat mais qui l’aimait d’amour tendre lui suggéra d’entreprendre un régime, il la coinça contre la gazinière et écrasa son visage sur la poêle à crêpe bouillante. Tandis qu’elle hurlait, il siffla un air des Frères Jacques. Lorsque ses lèvres, son nez et ses yeux eurent fondu, il trancha le masque de peau qui se décollait de son faciès et jeta à leur chien avec un peu de confiture.
Ce n’était pas un ours ni même un loup qui s’était rendu coupable d’un tel massacre : les animaux ne manifestent pas une telle perversité dans leurs attaques. Alors on se mit en quête du coupable et on perquisitionna les immeubles alentour. Après deux jours de traque, on débusqua un grizzly aux yeux fous dans la cave d’un notable. Ce dernier jura que son ours était un plantigrade bien éduqué incapable de faire du mal à quiconque. On désigna un ouvrier un peu attardé que l’on pendit et la population recommença à dormir sur ses deux oreilles.
Elle n’emporta pas de parapluie parce que son parapluie était trop lourd pour ses bras maigres. Depuis qu’elle voulait devenir mannequin, elle se privait de manger et ne se nourrissait que d’eau et de salade. En arrivant à son rendez-vous, la pluie éclata et le responsable du casting eut l’idée d’improviser une séance de photos sous la pluie. Elle défila et sourit à l’objectif malgré les trombes d’eau qui la faisaient frissonner. Deux jours plus tard, elle mourut de pneumonie sans même toucher son unique cachet de mannequin.
Le train avait une dizaine de minutes de retard. Il décida de se jeter un verre avant. Une sombre histoire de toc et de croyances ésotériques sur la malédiction des nombres impairs le conduisit à en commander un second. Hélas, un compagnon de zinc le lui offrit et par politesse, il lui rendit la pareille mais trois étant impair, il en reprit un quatrième. Lorsque le train partit, accoudé au bar, il essayait de se souvenir combien de verres il avait avalé. C’était encore le cas deux heures plus tard lorsque le train dérailla, sans survivant.
De tous les scénarios possibles, ou du moins plausibles, en finir sur un banc public rive gauche dans la vieille ville de Prague n’aurait même pas approché le top 50 des plus probables. Sa fin de vie lui tomba dessus de façon fortuite et très inattendue. Le froid de novembre était vif et agressif, Prague ne ressemblait pas du tout à Sète. Mais il s’endormit sur ce banc et il eut une mort lente, comme dans une chanson de Brassens.
Il lui a sorti le grand jeu : un film romantique dans un cinéma drive-in, une margarita chez le meilleur pizzaiolo de la ville puis un feu de camp avec un paquet de marshmallows. Avec un plan d’attaque pareil, il ne doutait pas qu’il atteindrait son objectif. Mais on l’avait mal renseigné : elle préférait les films d’action et les tournedos saignants. Alors, dès la dixième minute du film, elle l’éjecta sur le siège arrière, prit le volant et s’élança pour un rodéo mécanique qui se termina contre un poteau électrique.
Un lapin, deux lapins, trois lapins… Parvenu à cent, il ne dormait toujours pas. Désemparé, il réveilla sa fiancée et se plaignit de ne pas trouver le sommeil. À l’extérieur de la tente, l’orage faisait rage et des éclairs zébraient le ciel. Soudain la foudre s’abattit sur un chêne et une branche tomba sur la tente et tua l’insomniaque. La fiancée approuva et se félicita d’avoir investi dans une application météo aussi précise.
Après la pluie, il n’y eut pas de beau temps mais au contraire, encore plus de pluie et une inondation biblique. S’il avait été un saint homme, Noé Z. aurait construit un bateau et y aurait embarqué les femmes et les enfants d’abord. Mais parce qu’il était un affreux tyran égoïste et sans coeur, il déroba le jet ski de son voisin et se paya une heure de décompensation brutale en effectuant des acrobaties sur la rivière qui engloutissait le village, utilisant les corps des villageois flottant à la surface comme autant de tremplins.
Autrefois, il s’agissait d’une plaisanterie : elle moquait son caractère dépensier et l’appelait la cigale. Il lui rétorquait qu’elle était trop jeune pour être fourmi. Il fit carrière dans la chimie, ils se marièrent. Il noyait sa lassitude dans les dépenses, elle lui intimait de se modérer. Quand elle lui interdit de s’acheter un cabriolet pour ses soixante ans, il prépara une décoction à base de fipronil, d'imidaclopride, de borax, et de diméthylarsinate de sodium, les ingrédients parfaits pour paralyser le système nerveux des fourmis. Elle mourut le lendemain.
Le docteur, un être doux qui pensait que tous les conflits pouvaient se résoudre de façon spécifique, se redressa et considéra la patiente allongée dans son lit. Alors, se tournant vers les parents :
-Pas de doute, c’est une pleurésie...
-Mais où a t-elle pu attraper ça ? demanda le père.
La mère haussa les épaules.
-Le docteur vient de te le dire, en Pleurésie...
Puis, les sourcils froncés :
-Mais docteur, en Pleurésie orientale ou occidentale ?
Il en arrive de tous les côtés, sans ordre ni méthode, parce que les lézards à collerette ne respectent rien et n’obéissent à aucune stratégie perfectionnée. Ils traversent la route en se dandinant, la collerette déployée comme la cape d’un démon et ils poussent des râles menaçants que personne n’entend. Car le camion fonce sur la route, ses gros pneus faisant leur boulot de gros pneus et écrasent sans état d’âme les dizaines de lézards et leurs dizaines de collerettes comme s’il ne s’agissait que de vulgaires têtards dans les pâquerettes.
De loin, cela ressemblait à un tronc d’arbre qui tournait sur lui-même à cause d’un courant un peu trop têtu. Autour, les fougères grasses agitaient leurs feuilles qui se confondaient avec les têtes poilues de primates installés en arrière, à l’affût.
Elle eut un pressentiment et enfonça la pédale de frein. La seconde d’après, elle faisait demi-tour tandis que derrière elle, un être sanguinolent s’extrayait de la rivière, dégoulinant de pus, en poussant un grognement humide et caverneux qui ne ressemblait pas du tout à celui d’un tronc d’arbre.
En route pour la campagne ce vendredi soir, Pierre B. se sent tout bizarre au moment de laisser le boulevard périphérique derrière lui. Il aperçoit des chevaux dans les prés, des vaches un peu plus loin et bientôt des tracteurs conduits par des hommes hirsutes portant des bobs publicitaires.
Les arbres se multiplient, le goudron rétrécit et les bruits de l’humanité s’effacent. Pierre B. sent son estomac se nouer. Oppressé, il arrête la voiture sur le bas-côté et appelle sa femme : tu avais raison, c’est horrible la campagne, j’ai peur, je rentre.
Alexandre C. estimait que la Provence pouvait constituer un très honnête pied-à-terre en vue de sa retraite. Il s’imaginait vivant des jours tranquilles dans un modeste pavillon de l’arrière-pays boudé par les touristes qui fonçaient à Saint-Tropez.
Mais il avait épousé une ukrainienne fuyant la guerre de vingt-cinq ans sa cadette qui rêvait de riviera et d’un destin à la Brigitte Bardot. Il la plaqua un mois avant sa retraite et prit un aller simple pour la Terre de Feu où les loyers étaient abordables et les naïades en bikini absentes.
Il l’a plantée à Nyons un après-midi de juillet, deux jours après que le Tour de France eut traversé la ville. Il lui reprochait de lui avoir fait rater l’évènement au motif qu’elle préférait prolonger son séjour en Arles, pour une sombre histoire d’ancien amoureux torero.
-De toute façon j’ai jamais pu saquer le cyclisme, ragea-t-elle lorsqu’il la débarqua de la Renault 21.
-Ben tu pourras toujours t’acheter des olives ! lui répondit-il avant d’enfoncer la pédale d’accélérateur.
Ta tête est une machine à moudre le café et depuis ton enfance, tu n’as jamais été en rupture de stock de grains de moka. Tu hausses les épaules, cela ne te semble pas plus difficile que de respirer.
Et pourtant, dit la vieille femme au corps ratatiné dans son fauteuil roulant, un jour pour toi aussi, respirer deviendra une épreuve.
Alors, réponds-tu, tu continueras à tourner la manivelle et à moudre le café psychique qui te permettra de continuer à respirer une fois sur deux.
Son grand-père était un homme célèbre dont on louait le courage et l’abnégation dans une période sombre de l’Histoire. Quand les professeurs lui tapotaient sur l’épaule et que les autres élèves le considéraient avec des regards jaloux, il hochait la tête, ennuyé. Un grand homme, oui. Et il ne fallait pas dévier de cette vérité qui bâtissait des légendes utiles au roman politique du pays.
De toute façon personne ne croirait jamais les horreurs qu’il pourrait raconter sur la vérité qu’il avait expérimentée au sujet du vieil homme, juste parmi les justes.
Était-ce dans une ruelle pavée d’Édimbourg ou bien dans l’arrière-cour d’un restaurant à proximité des docks de Londres ? Avait-il eu tort de la laisser là, comme elle le lui avait demandé de sa voix plaintive, l’implorant presque de ne plus influer dans sa vie ?
Aujourd’hui, regarderait-il son corps tailladé et blanc dans un sac poubelle, au cœur de cette forêt s’il avait refusé de baisser les bras et de l’écouter ? De toute façon, pensa-t-il, les remords sont inutiles et les fleurs se fanent vite.
Archibald R. construisait des machines un peu folles dont la finalité échappait toujours à ses contemporains. Après la voiture à roues crantées pour gravir les falaises et les chaussures autonomes qui marchaient seules, il mit au point un dirigeable en forme de baignoire.
Lorsque les orages de grêle devinrent quotidiens, tout le monde s’équipa et en commanda de multiples exemplaires. Bientôt, on en vit des centaines au-dessus des propriétés qui recueillaient la grêle et sauvaient les récoltes et les voitures. Devenu richissime, Archibald R. déménagea dans un pays ensoleillé.
L’odeur du poisson cuit dans de l’huile de friture et le bruit de la pluie qui tombe par rafales sur la fenêtre qui donne sur le cimetière. Forcément, dit l’ambulancier, ça n’incite pas à l’enthousiasme. Le néo-veuf hoche la tête. Il se souvient de leur emménagement dans le quartier, quarante ans plus tôt, avant le bétonnage en règle et les tirs de mortier les jours de fête, les descentes de flics et les nuits de canicule les fenêtres ouvertes sur le boulevard périphérique. Une mauvaise décision ne compte pas, c’est le manque de courage de changer qui tue vraiment.
Ils ne t’ont laissé qu’une chance mais ils t’ont fait croire que tu pourrais toujours choisir de changer. Ils t’ont fait croire que c’était facile, qu’il suffisait d’un formulaire à remplir : une formalité. L’administration de ta vie a joué les prolongations et lorsque ton navire a coulé, même les rats ont choisi d’abandonner, eux qui se voyaient si beaux après des siècles de fables. Ils ne t’ont même pas laissé deux feuilles, juste une, à toi de choisir quel en serait le meilleur usage.
Châteaux imprenables aux donjons bâtis dans le sang, douves vertigineuses où agonisent des bêtes immondes, créatures horrifiques aux silhouettes légendaires, combats titanesques livrés au solstice d’été sur une terre éternelle bénie des Dieux…
Hélas tu es né un peu trop tard et tout l’exotisme auquel tu as droit, c’est un monospace climatisé pour passer le week-end dans un Center Parcs au milieu de la Beauce. Il parait qu’avec de la chance on peut y apercevoir des sangliers à moitié domestiqués.
Coincée entre une fenêtre aux carreaux dépolis et une armoire normande, une frêle étagère recueille depuis quinze ans ses angoisses et ses états d’âme. Juliette n’attend rien ni personne, elle sait que la rue regorge toujours plus de Père Fouettard et jamais de Roméo. Alors elle serre les dents quand il se couche sur elle et qu’il l’étreint avec maladresse et violence. Puis quand enfin il s’endort, elle écrit des mots qu’elle cachète dans des enveloppes qu’elle entrepose sur cette étagère pour plus tard, pour ailleurs.
Les sourcils froncés, les lèvres fermées, le ciel se retrousse les manches et fonce vers des lendemains que l’on ne dit plus enchantés. Hier encore, les cumulus multipliaient les assouplissements, les yeux bridés comme un soir de samouraï. Quelque part dans un livre sacré, il est écrit que le jour de la mort de Mishima, l’orient se couvrira d’or et de larmes roses au crépuscule. Mais Mishima est mort et le ciel reste plus vide que jamais, les bras maigres comme ceux d’un enfant.
Tu as rêvé de longue sieste à l’ombre d’un tilleul, de la musique du vent dans les branches et des odeurs d’herbe coupée. Tu te trouvais dans un champ saturé de vert et ton corps jeune ne vibrait d’aucune passion, ne se crispait d’aucune douleur. Pour quelques minutes d’un rêve plus vrai que nature, tu voudrais remonter à l’endormissement qui le précéda. Quand demain pointe déjà le bout de ses chaussures à l’angle de la prochaine rue, tu es nostalgique d’un rêve qui s’étiole déjà.