Là, au cœur de la montagne qui descend, tu tentes de t’effacer au monde, tes pieds inventent une nouvelle géographie minérale. Dans la pente qui n’hésite pas, tu distingues des motifs géométriques, des traces anciennes d’animaux depuis longtemps disparus. Parvenu au sommet qui ne dessine rien, tu t’exerces aux ricochets en attendant la nuit. Et les fossiles ne t’en tiennent pas rigueur.
C’est un peu après 20h00 que le loup est entré dans la bergerie. Les brebis étaient réunies pour décider de voter une motion de censure afin de renverser le fermier devenu fou. Le loup des steppes ayant grand faim après un long voyage croqua les brebis mais dans l’agitation, deux lui échappèrent. Depuis, le fermier fou et le loup se sont alliés pour les retrouver et finir le travail.
Certes ce n’était qu’un teckel de quelques centimètres de haut. Mais les hommes ne sont pas les uniques victimes de maladies mentales, les chiens en souffrent aussi.
Ce teckel à poils longs ne se prenait pas pour Napoléon mais pour un lion. Et chaque dimanche matin, devant l’église, son maître devait le museler pour éviter qu’il ne se jetât sur les fidèles.
Lisant dans une revue de salle d’attente que les koalas sont peu à peu décimés par une maladie dont les scientifiques ne parviennent pas à enrayer les effets, François A. se demande si son chirurgien a placé cette revue ici pour lui passer un message. Dans le doute, il préfère quitter la salle d’attente en courant puis il hèle un taxi et le prie de l’emmener à Charles de Gaulle où il prend le premier vol pour l’Australie.
Depuis qu’elle a aperçu une femme nue en train d’agiter des drapeaux tricolores Place de la Nation, puis un homme en queue de pie en train de chanter du Bizet, Place de l’Opéra, elle refuse de mettre les pieds Place de la Bastille. Arguant que si elle désire son content de sang et de meurtre, il lui suffit de se brancher sur Netflix, au moins elle échappera à l’odeur.
Douze heures ont passé en un éclair, à peine le temps de sacrifier aux ablutions de l’âme et du corps, sonder la nuit depuis ton bout de balcon. Quand tu relèves la tête, tu as perdu douze heures d’ailleurs et de rêves. Les heures tombent comme des œufs du cul des poules. En boites de six, bien alignées. Une pour chaque jour de la semaine. Alors s’il t’en manque, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
Tu ne parviens pas à t’habituer à cette absence de lumière. La branche du peuplier a cédé sous un coup de vent un peu plus retors que les autres. On t’avait prévenu mais voilà, tu pensais laisser venir voir, disposer de marge et bénéficier d’un surplus de temps. Seul bonus disponible pour quiconque, tu dois apprendre à conjuguer l’absence. Tu marches dans le tunnel mais l’horizon scintille comme en s’éloignant, sans arbre ni oiseau posé dessus. Le monde soudain réduit à une enveloppe blanche collée au fond d’une flaque d’eau croupie.
Personne ne savait où était passé Ted. Il avait disparu un peu avant la tempête, en rentrant du travail. Après une semaine de recherches, Robert sonna chez sa femme pour lui annoncer qu’on abandonnait. Avec cette météo infernale, ce froid et cette neige, tout le monde était épuisé. La femme de Ted lui proposa de manger un peu pour se réchauffer. Affamé, Robert accepta avec plaisir. Entre deux assiettes, il s’excusa d’avoir échoué à retrouver Ted. Alors la femme de Ted haussa les épaules : « que croyez-vous donc avoir mangé ? »
Venant d’un monde de sable et de vent, tu n’appréhendes pas les angles des rues, les feux rouges, la fureur du monde qui perce, qui tracte et qui enfonce. Le chaos industriel laisse des sillons dans le coeur et dans la peau.
Parfois tu lèves les yeux vers le ciel et tu maugrées. Quelques instants après, le ciel devient menaçant. Tu dis n’être au courant de rien, juste un type de passage, attiré par le cri du corbeau qui vole de branche en branche.
Armée de son filet à papillons dressé vers le ciel bleu de mai, la fillette gambadait au milieu des senteurs des fleurs et des arbustes. Parvenue au bout du champ, elle ne prêta pas attention au ruisseau et chuta dans un trou d’eau, dégringolant dans un puits sans fond.
À présent c’est elle qui joue le rôle du papillon et les araignées géantes qui tissent leurs filets pour la maintenir prisonnière.
Les larves de charançon ne sont pas encore mâtures pour s’attaquer aux palmiers et détruire leurs troncs. Cela n’empêche pas les Congolais de s’en régaler à l’apéritif, larves claires qu’ils dégustent sapés comme des chefs d’état ou les convives d’une garden party colorée à l’ombre de grands palmiers vigoureux.
Le jour de ton anniversaire, tu achètes un mille-feuille chez le boulanger du quartier. Depuis que sa femme a changé de sexe, ses pâtisseries s’arrachent. Par un étrange phénomène de compensation que personne n’explique, plus il déprime, meilleures sont ses pâtisseries. De retour chez toi, seul derrière la fenêtre, tu regardes les immeubles et l’avenue, tu essayes de te souvenir à quoi ressemblent la campagne et le sexe féminin.
La salle de boxe se situe à l’extrémité d’une rue qui fut animée mais qui, oubliée des aménagements urbains, est devenue déserte. Un axe qui reliait autrefois la haute ville à la lagune et qui n’est plus qu’un dépotoir à ciel ouvert, usine à recycler les seringues usagées et les rêves mal ajustés. C’est pourtant là qu’il se rend chaque jour, le regard posé sur la salle de boxe, fort de cette conviction qu’en dépit de tout, rien ne le fera abandonner.
Enfant, un jour d’été où il jouait au fond du jardin depuis une heure, courant et sautant, il rentra avec précipitation pour boire. Sa mère qui nettoyait alors la cuisine avait versé du vinaigre blanc dans un verre que le gamin avala d’une traite avant même qu’elle put s’interposer. Ce fut l’acte fondateur d’une carrière qui devait le conduire à devenir cracheur de feu dans un cercle itinérant.
L’avocat attendit quelques secondes puis il se leva et adopta un air contrit. « Mon client n’est qu’une victime des jeux de bar, annonça t-il. Il ne pensait pas à mal. Depuis des mois, il noyait le chagrin causé par le départ de sa femme en jouant aux fléchettes dans l’arrière salle du Bar du Pont. Ce soir-là, la fatigue aidant, il a tout simplement confondu le crane du commissaire avec une cible. Et je suis désolé de vous faire remarquer que cela aurait pu nous arriver à tous ! »
José porte des talonnettes et des pantalons à pattes d’éléphant. On l’entend arriver de loin lorsqu’on se tient debout devant l’urinoir, pas besoin d’indices supplémentaires pour deviner qui vient d’entrer. Mais afin d’être certain de ne laisser aucun doute, l’agent d’entretien se met à chantonner un tube de Claude François tout en passant la serpillière avec une énergie permanente.
Parce qu’il ne supportait plus d’entendre sa fille pousser des cris stridents en jouant à la poupée dans sa chambre, le père détruisit le château fort qui était son jouet préféré.
Vingt-cinq ans plus tard, la petite fille est devenue ingénieur en bâtiment et elle construit des forteresses au Qatar en se faisant grassement payer. Quant à son père, elle le laisse mourir dans un Ehpad de Corrèze.
Par principe, elle n’accepte de monter à bord d’un taxi que si le chauffeur a les tempes grisonnantes et qu’il porte la barbe. Sa psychiatre affirme qu’il s’agit d’un syndrome de compensation affective lié à de très anciens souvenirs d’un Père Noël rencontré au centre commercial.
Ce jour-là, elle ne dérogea pas à la règle. Manque de chance, le chauffeur barbu et grisonnant était bûcheron et tueur en série à ses heures.
Tu ne voulais pas te lever. Pas une prémonition, oh ça non : juste un lundi matin comme les autres. Sauf que ton bip ta signifié que les affaires reprenaient. Fini le dimanche au parc à manger des glaces avec les gamins.
Tu as foncé à la caserne et maintenant tu es au pied du brontosaure en feu et tu entends les déflagrations des corps qui s’écrasent sur le toit après une chute de deux cents mètres. Cette trotteuse là, sourde et sanglante, tu sais déjà qu’elle va résonner longtemps dans ta tête.
Souvent, quand je repense à un évènement issu du passé récent, me revient en tête ce jour de mi-octobre 2017. La date est imprimée dans mon esprit, aussi nette que celle apposée sur l’emballage blanc d’un yaourt nature.
Je me souviens des épicéas bien verts et de la piste ocre sous mes semelles, avec dans mes oreilles ce groupe local et le morceau tiré de cette « lente révolte pour un nouveau Canada zéro ».
La terre du Québec m’offrait là une parenthèse bienvenue, hors limite de toute sensation familière et l’impression rassérénante d’être encore en vie.
Tes papiers d’identité l’attestent, les replis qui dessinent des vagues sur ta nuque le confirment. Tu as depuis un moment déjà dépassé la date limite de conservation.
Dans le matin froid et sec, ton corps se hasarde à de grandes aventures au bout de l’impasse.
Autrefois, tu étais grand, l’esprit libre et insouciant, il t’en reste des traces comme des taches de Rorschach qui ont déteint dans tes yeux.
Dieu est descendu d’un bus Greyhound en bout de course à la frontière mexicaine. Il portait un imperméable rapiécé et tâché de graisse. Tu l’as reconnu à ses mains aux paumes bandées. Il t’a demandé une cigarette et te l’a échangée contre un préservatif périmé. « Faut pas m’en vouloir, depuis le temps, je commence à fatiguer… » Puis il a marché tout droit en direction de Mexico, ses pieds trainant sur le sol comme une vieille rengaine.
À la septième sonnerie, tu as ouvert les yeux, senti l’odeur des saucisses brûlées : une camionnette sur cales à l’angle de ta rue. Tu es sorti de ton lit, failli tomber de quarante-deux étages, ton coeur bondissant dans ta poitrine. L’infirmier t’a demandé de te montrer raisonnable et de te recoucher. Des souvenirs reconstitués, t’a t-il dit, le revers de la médaille parce qu’on vient de t’implanter le coeur d’un gorille dans la cage thoracique.
Devant la pompe à essence, le vieillard relève la tête et dit « jolie bagnole ! » d’une moue qui rime avec « ah, si seulement... » Tes bottes soulèvent la poussière et les scorpions ont trop chaud pour te tanner le cuir. Ils préfèrent rester planqués derrière le frigo.
Tu grimpes dans la Pontiac, RayBan sur le nez, unique souvenir d’elle, tu démarres et tu vises le détroit où elle a disparu. Dans le rétroviseur panoramique, la pompe à essence, le vieux et les scorpions n’existent déjà plus.
En équilibre sur un bidon d’essence, l’enfant effectue une danse silencieuse et grotesque, ses bras mous et désarticulés semblent ne pas lui appartenir. Il porte un masque de peau qui singe les traits d’un primate qui a disparu de la surface du monde. Mais déjà le bus redémarre et tu n’as pas le temps de saisir ce message éventé qui, déjà, disparait à l’angle de Venice Beach, un soir de carnaval.
Il jouait de la guitare à l’abri de la pluie, sous la galerie aux pavés disjoints. Quand elle était enfant, il lui semblait que l’endroit dépassait les limites de l’imaginable, grand comme un transatlantique. Aujourd’hui elle trouve que tout cela manque d’ambition et d’exotisme.
Le joueur de guitare a ramassé sa casquette remplie de pièces jaunes et il s’en est allé. Elle reste maintenant seule et regarde la pluie en se demandant à quoi l’Amérique peut bien ressembler.
Après des années de recherches et d’une enquête minutieuse, les humanoïdes du futur ont découvert la raison de l’extinction de l’Homo Sapiens qui peuplait la Terre jusqu’à l’aube de l’an 3000. Il s’agit d’un savant qui accusait un penchant coupable pour les biscuits, mort d’une crise cardiaque dans une bibliothèque dont la fenêtre était ouverte. Un corbeau attiré par les biscuits apprit à lire et lorsqu’il eut étudié tous les ouvrages de la bibliothèque, il colonisa le monde.
Octobre a toujours eu le cul coincé entre deux chaises, sauf au Québec et encore, certains disent que ce n’est plus ce que c’était. Les forêts chatoyantes de l’été indien avec leurs rousseurs étagées, il paraît qu’on en revient, question d’habitude. Alors tu zappes octobre et tu essayes de te rappeler ce dicton populaire à propos des terminaisons des mois et du moment où l’on peut manger des huitres.
Avant ce funeste jour où tu te réveillas différent, tu n’avais jamais craint les rapaces. Timide, tu les admirais depuis une visite au grand canyon à l’époque où tu aimais l’Amérique, les hamburgers ton ex-femme. C’est elle qui t’a fait rencontrer ce soit disant sorcier capable de réaliser les vœux. Elle aurait du te prévenir qu’il était dur de la feuille. Tu lui avais demandé de te transformer en type assuré qui ne manquait pas de culot. Hélas il comprit de travers et tu te retrouvas changé en mulot.
Tu ouvres les yeux mais tes esprits sont ailleurs, la ville comme un décor de spectacle, les échos d’une tyrannie démocratique.
Tes doigts sur le clavier de la machine qui boit déjà ta sueur, gourmande tes doutes, enregistre tes obsessions.
Tu te demandes combien de temps encore tenir le coup quand tu sais que pendant que tu meurs à doses homéopathiques, les Grandes Jorasses et les Drus patientent au levant dans une solitude assourdissante.
Le gouffre n’était pas là la veille au soir lorsque le village a fermé les volets et que les lumières se sont éteintes. Bien sûr, à l’aube, le premier à y être tombé fut le boulanger lorsqu’il prit sa voiture pour se rendre à son four. Une heure plus tard, les autres villageois partant travailler ont immobilisé leurs voitures devant le gouffre abyssal que personne n’a osé contourner. Personne n’a demandé si on devait s’inquiéter du boulanger. De toute façon, personne n’aimait vraiment ses baguettes.