Depuis toujours, il n’a jamais fait que ce qu’il a voulu. Avançant dans l’existence sans se préoccuper des autres ni du reste du monde. Devenu un vieillard au visage froissé et au regard glacial, il n’a aucune intention de changer sa façon de faire. Il avance et les autres suivent : sa marque de fabrique. Sauf que cette fois-ci, il a trop fait confiance en sa bonne étoile. Traverser devant les roues d’un trente-six tonnes en pensant que le chauffeur va parvenir à freiner à temps…
Ils formaient un drôle de couple, mais personne n’osait le leur dire. On n’aurait pas pu trouver deux personnes plus opposées dans leur façon d’être au monde. Pourtant ils refusaient de se séparer, pour la raison la plus répandue qui soit : la terreur de se retrouver seuls. Pourtant la goutte d’eau est tombée le 22 février 2022 lorsque ravi en voyant le calendrier, il a décrété qu’il s’agissait d’une date palindrome et qu’il fallait fêter ça. Morose, elle a répondu sèchement que tout ce que lui inspirait cette date, c’est que l’été n’arriverait pas de sitôt.
Ça a commencé avec son chien. Un berger quelque chose doté d’un flair de champion du monde et qui a gratté le sable comme un dingue. Ensuite elle l’a rejoint, à quatre pattes elle aussi, les deux cul contre cul, à déterrer quelque chose sur la plage, à vingt mètres de la mer.
Et après quinze minutes d’effort, ils l’ont sortie de sa gangue de sable… Disparue depuis un mois, la petite Suzie, huit ans, le corps gonflé et blanc, les orbites vites, sans pieds ni mains.
Les étourneaux se sont envolés d’un seul élan, abandonnant leur abri sûr dans la nasse des branches touffues. Le chien s’est redressé, aux aguets. Le vieil homme a levé sa tête puis il s’est levé et il a marché jusqu’au bord de la terrasse. Un voyage de six mètres à étouffer ses pensées les plus intimes et l’espoir d’apercevoir la voiture de sa fille garée devant la maison. Mais lorsqu’il s’est penché au-dessus de la rue, le vieil homme n’a vu qu’une voiture inconnue, immatriculée dans un autre pays, son conducteur penché sur une carte routière.
Les contours fauves des cumulonimbus annoncent l’imminence de la fin de journée. L’homme sent l’humidité descendre et saisir ses membres comme l’auraient fait deux vieux amis. Il frissonne et serre sa canne pour se mettre debout. Alors son chien se lève à son tour et agite la queue avec mollesse. La maison n’est qu’à cinq cents mètres de là et le chien cale sa progression sur celle de son maître. Au loin sur l’horizon, des éclats vifs signalent les combats qui se rapprochent. Mais cela ne les concerne plus. L’homme et son chien rentrent chez eux.
Quand il arriva ce matin pour la distribution, on lui désigna une casserole vide. Autour de lui, les maisons étaient réduites à des tas de briques noircies par le feu et à des murs éventrés. Quelques chiens efflanqués reniflaient ci et là avant de s’enfuir sous la menace des cailloux qu’on leur jetait. Une odeur de soufre et de chair carbonisée flottait dans l’air, qui piquait les narines, aigre et écœurante. Soudain il réalisa que cette fois il ne pouvait plus reculer. Alors il rassembla ses maigres affaires dans un sac noué à ses épaules puis il prit la route.
- Le trou ne se trouvait pas là hier. Je l’aurais vu !
- Quand même, répondit l’inspecteur, on ne creuse pas un trou pareil en une nuit.
- Ça dépend…
- Ça dépend de quoi ?
- Des engins agricoles qui creusent.
L’inspecteur tira sur sa cigarette. Le vent emporta très loin la fumée.
- Et vous en voyez beaucoup des engins agricoles autour de nous ?
- Ben non, pas un seul.
- Alors ce trou, d’où il sort ?
- Aucune idée.
- Je vois. Et votre femme, elle est tombée au fond toute seule ?
- Faut croire. Elle a toujours été maladroite.
Lorsqu’ils ont découvert l’endroit où il vivait, ils n’en revenaient pas. Tapi au fond d’une grotte et en hauteur pour échapper à la montée de la mer à marée haute, son abri ne manquait pas d’ingéniosité. Les flots poissonneux et des arbres fruitiers à foison au-dessus de la grotte constituaient les réserves inépuisables de son garde-manger. L’unique problème, c’est que les requins affamés deviennent très curieux et s’aventurent trop près des terres. Surtout par temps orageux. C’est en tous cas la piste privilégiée pour expliquer l’absence de corps.
Pas de vacances, pas d’avion, ni de dépaysement ? Qu’importe, les petits génies de l’informatique ont pensé à tout. Avec Google Maps, tu te promènes au hasard sur la carte du monde et tu voyages. Si tu as envie de prendre un avion, tu tapes sur Google le numéro d’immatriculation d’un avion de tourisme croisé sur Google Maps et tu accèdes à tout son historique de vol. N68AH a volé d’Ocean City à Philadelphie le 27 janvier, un trajet de vingt-neuf minutes. Voilà, maintenant tu peux rester chez toi et refuser les cookies pour avoir l’illusion de la liberté.
Le parc naturel n’a jamais aussi bien porté son qualificatif. Naturel, il l’est bien davantage en cet hiver rigoureux où il fait un froid à pierre fendre. Pourtant les falaises vertigineuses résistent, comme elles le font depuis des millénaires. Prisonnières des coulées de glace, elles affrontent les rigueurs saisonnières avec tout ce qu’elles ont de plus minéral en elles. Les bêtes sont tapies à l’intérieur de quelques grottes, économisant leurs gestes pour dépenser le moins d’énergie possible. Seule une tâche rouge apparait à quatre cents mètres du sommet, vision lilliputienne d’un fou parti à la conquête d’un impossible exploit.
Le lotissement s’étend sur un terrain grand comme plusieurs terrains de football et délimité par un mur en haut duquel sont plantés des tessons de bouteilles. Des barrières hautes de deux mètres protègent l’accès à la piscine commune. Les commerces utilisent tous un système de vidéosurveillance. Leurs portes et leurs fenêtre se verrouillent d’une seule pression sur une télécommande : trois secondes montre en main pour descendre les rideaux de fer. Quant aux habitations, les toits et les caves sont protégés par des fils barbelés, les garages par des alarmes. C’est à se demander pourquoi personne n’y habite.
Un jour tous les réveils du monde restèrent muets. Et partout à la surface de la terre, chaque homme, femme, enfant, vieillard resta couché. Alors le temps se figea et l’activité des humains piétina. Dans les forêts les animaux reprirent leur place et dans les prairies, les insectes retrouvèrent leurs aises. Quelques heures durant, il y eut une coda à l’échelle du globe. Et puis quelque part dans un trou perdu de Nouvelle Zélande, quelqu’un remit une pile neuve dans son réveil et il y eut un bip de reprise du chaos mondial.
Ils ne cessaient de lui dire qu’il n’avait qu’à traverser la rue pour trouver un travail. Mais il répondait toujours que la formule était galvaudée et mensongère. Pourtant ils la lui assénaient à longueur de journée. Alors un matin il les a pris au mot. Il a reposé sa tasse de café et il a traversé la rue au moment où un camion déboulait à cinquante kilomètre-heure. Constatant avant d’expirer qu’ils avaient raison : pendant une fraction de seconde, glissant entre les deux essieux du camion, il occupa un emploi de cascadeur.
Il l’a perdue sur le pont Alexandre III. Il ne sait pas à quel moment exactement de la traversée elle s’est évaporée. Elle marchait avec lui, ses mèches blondes volaient dans le vent et ses yeux Irlande pétillaient de vie. Arrivé de l’autre côté du pont, plus de mèches blondes ni de fossettes sur ses joues quand elle souriait. Lui ne se sentait plus aussi sûr et fort, il ne se sentait plus grand-chose à vrai dire. Juste un vieux monsieur qui n’avait rien vu venir et rien vu passer.
Longtemps il a refusé de quitter la ville et la mélopée rassurante de ses voitures, la vision apaisante des piétons, des cyclistes, des coureurs et de la civilisation. Même lorsqu’on lui a affirmé qu’il devait se mettre au vert pour son fils, il hésitait. Et puis sa conscience paternelle a pris le dessus.
Ici, il n’y a que des vaches, des prairies et du silence. Sur un calendrier des postes, il coche les jours en rêvant de mers de toits, de files de voitures, de transports en commun et du brouhaha de la ville.
Le temps aidant, il ne se souvient pas s’il a vécu certains actes ou s’il les a juste imaginés. Ni même s’il a participé à ceux-ci ou non, s’il les a volontairement provoqués ou pas. Certaines articulations de sa mémoire sont comme des mots à l’intérieur d’une phrase, et lui donnent une couleur particulière, une couleur qui change tout.
Tous ces gens autour de lui parlent une langue qui décompose le passé en couleurs primaires. Sauf qu’il ne peut pas répondre aux accusations d’un procureur qui n'a que du noir et du blanc à la bouche.
L’omnibus passe entre 23h10 et 23h15, cela dépend des jours, ou plutôt des nuits, du trafic, de la météo et des caprices mécaniques. Elle attend, immobile. Ses jambes sont lourdes, sa nuque endolorie. Elle rêve de voyages au long cours, d’île déserte, de ciels absolus.
L’omnibus apparait à 23h14, brinquebalant, expirant un nuage de fumée puis s’immobilise devant l’arrêt dans un grincement aigu. Elle reste sur le trottoir, regarde monter les rares usagers puis l’omnibus repart. Alors le silence retombe et l’attente reprend. Elle ajuste les plis de sa minijupe et espère que le prochain client sera propre.
La dernière fois qu’il s’était rendu à un opéra, il s’était assoupi avec tant d’ardeur qu’il avait fini par tomber de sa chaise. Aussi redoutait-il cette nouvelle expérience à laquelle il ne pouvait toutefois pas échapper. Sa fille débutait en effet sa carrière de soprano pour une représentation à guichets fermés. Sur le chemin de l’opéra, afin de calmer son angoisse, le père s’arrêta dans un bar. Il n’en ressortit qu’au petit matin, ivre et hagard. Sa fille ne remarqua même pas son absence. Depuis longtemps déjà elle n’attendait plus rien de son géniteur.
L’évènement a attiré tout le village. Sur un air de bal musette qui donnerait presque au soir de Février des couleurs de Terre de Feu, les enfants ont poussé le char jusqu’aux abords du stade. Là où chaque année, selon la tradition, est brûlé Monsieur Carnaval. Les enfants ont ensuite reculé jusqu’à la distance de sécurité réglementaire. Ensuite on a allumé Monsieur Carnaval, sans savoir que ses habits étaient bourrés de feux d’artifice. Après avoir crépité un instant, Monsieur Carnaval a alors décollé avec un chuintement lumineux avant de disparaitre dans le ciel. Et la fête s’est terminée.
Parce qu’il n’y avait plus assez de place et de nourriture pour assurer la survie de l’espèce, les autorités autorisèrent et encouragèrent le suicide. Bientôt l’on vit fleurir à la télévision des publicités vantant le suicide. Une économie nouvelle se développa et des agences de conseil se spécialisèrent dans l’accompagnement au suicide. Ainsi Joseph R. se laissa convaincre par formule all inclusive du leader du marché, proposant un week-end à Courchevel avec spa et repas chez un chef étoilé avant de boire un verre de liqueur arrosé d’arsenic et de mourir dans des draps de soie.
Assez vite après avoir atteint l’âge adulte, il se lassa de la plage et cessa d’y séjourner avec ses parents. Lorsque ceux-ci moururent, on les enterra dans un cimetière à proximité des falaises d’Étretat. Il ne se rendait jamais sur leur tombe : l’essence coûtait de plus en plus cher et les fleurs.... Et puis il détestait la mer.
Dix ans plus tard, il rencontra une assistante sociale atteinte d’un strabisme vert. Elle était douce et il la trouvait belle. Mais en devenant père, il ne put faire autrement que de retourner à la plage et de se noyer.
Lorsqu’il arriva sur la pelouse, il constata que celle-ci se trouvait inondée à la suite du passage d’une violente tempête deux jours plus tôt. Ses pieds s’enfoncèrent dans l’herbe avec un bruit spongieux et de l’eau s’infiltra dans ses chaussures. Il marcha sur quelques mètres en secouant la tête de dépit. Alors il convoqua les deux capitaines et leur indiqua que compte tenu de l’état du terrain, le match était reporté. Et les deux équipes de prisonniers retournèrent dans leurs cellules. Comble de malchance, au déjeuner à la cantine, ils eurent des haricots verts.
Enfant, il connut son premier émoi aéronautique en admirant les lignes de condensation d’un avion dans l’azur. Il achetait une glace vanille chocolat dans un camion du bord du mer. Le vendeur lui tendait sa glace mais l’enfant regardait en l’air, fasciné par le spectacle. S’énervant, le vendeur le sermonna et l’enfant échappa la glace qui s’écrasa sur la vitre. Ce fut le drame : des injures et la honte.
Vingt-cinq ans plus tard, ayant échoué au concours d’entrée à l’école aéronautique, un homme poursuivait une vengeance sanglante en assassinant tous les glaciers du bord de mer.
En venant au zoo de la ville ce matin-là avec ses enfants, il ne se doutait pas que sa vie allait basculer. Il n’était plus entré dans un zoo lui-même depuis des décennies. Ce fut devant la fosse aux ours noirs que quelque chose se produisit en lui. D’ancestral et de profond. Comme une lame de fond, une réaction d’urgence qui l’étreignit avec une force prodigieuse. Alors, le visage convulsé, les yeux blancs, grimaçant de douleur, il s’empara tour à tour de ses deux fils et les balança dans la fosse aux ours.
Les autres enfants moquaient sa dégaine étrange, son physique atypique et sa bizarrerie permanente. Au milieu des fils de médecins, avocats, ingénieurs et patrons de Nice, il détonnait. Quand un professeur lui demandait de passer au tableau, il rejoignait celui-ci en marchant sur les mains. Pendant les récréations, il grimpait dans les arbres.
Il finit par rejoindre une école des arts du cirque et on ne l’a plus revu. Sauf quand les autres enfants devenus à leur tour médecins, avocats, ingénieurs et patrons regardaient la télévision et rêvaient devant les exploits de l’acrobate de haut-vol.
Il reçut une éducation très stricte, basée sur le respect absolu des lois et des réglementations. S’il n’avait pas hérité de la gibbosité maternelle et d’une taille inférieure aux minimas en vigueur, il aurait fait un excellent gendarme ou un militaire consciencieux.
Il marche depuis des heures sur une route australienne au milieu du bush. Le moteur de sa voiture de location a rendu l’âme. Quand enfin il trouve une station-service, celle-ci se trouve du mauvais côté de la route. Mais comme il ne trouve pas de passage piétons pour traverser, il continue de marcher…
- On l’a retrouvé comme ça, dans la neige, au petit matin.
- C’est le chien qui a donné l’alerte.
Le brigadier de gendarmerie regarde tour à tour l’homme puis la femme puis il hoche la tête et s’intéresse au corps, indemne de toute trace de violence.
Tout de même, se dit-il, diriger la plus grande entreprise de textile d’Europe et mourir de froid, à poil dans la nuit de Corrèze, quelle déveine. Alors, portant un regard d’airain sur les parents éplorés, il déclare avec solennité que politique et alcoolisme mènent bien des hommes à la folie.
Ils ont choisi de s’égarer dans la grande forêt, naufragés volontaires souhaitant éteindre l’incessante rumeur du monde. Depuis l’enfance ils connaissaient la capacité rédemptrice des vastes concentrations arboricoles et ils aimaient s’y confronter lorsque leur détestation du monde devenait trop forte. Ils ont voulu cette fois-ci y passer un mois entier, au plus près des mousses et des fougères, au rythme du soleil de juin, honorant le solstice d’été. Ils boiraient l’eau des sources et cueilleraient baies et fruits sur l’arbre. Mais constatant que leurs téléphones ne captaient pas la 4G, ils rentrèrent aussitôt.
