J'ai déjà dit plusieurs fois ici combien, en tant que lecteur, je me méfiais des béquilles commerciales que sont les bandeaux rouges dont on enveloppe les livres, pour les rendre pareils à des bonbons écoeurants que l'on souhaite malgré tout convaincre les clients d'acheter. Ces bandeaux rouges sont de plusieurs sortes : signaler un prix quelconque (qui peut aller du Goncourt au prix du syndicat de la chasse d'un patelin au nom abscons semblant sortir tout droit du Groland) ou signaler un auteur bankable, une de ces vaches à lait qui font ressembler la littérature à une marelle aux contours bien tracés dans une cour de récré.
Le corollaire des bandeaux rouges, souvent, ce sont les prix littéraires. Et je ressens pour ceux-ci la même méfiance mâtinée de suspicion (achat de prix, entourloupes de jury vendu...) Et comble du truc, pour un auteur amateur, je ne me cache pas de dire que je préfère cent fois la littérature américaine des grands espaces à une certaine littérature française bobo et chiante. Du coup, vu comme ça, je n'entre pas dans le cœur de cible des lecteurs des Prix Goncourt.
Nonobstant, deux causes peuvent me faire céder au vice : ma curiosité et ma pingrerie. Ayant trouvé le prix Goncourt 2012 en excellent état pour un misérable euro dans une foire aux livres au printemps, je ne pouvais pas passer à côté. Surtout parce que j'avais entendu beaucoup de bonnes critiques à l'époque de la sortie de "Le sermon sur la chute de Rome" de Jérôme Ferrari. Quand on pense, à rebours, qu'en finale du Goncourt il a devancé "La vérité sur l'affaire Harry Quebert" de Joël Dicker, on ne peut que se réjouir du choix du jury qui a préféré l'ambition littéraire à l'efficacité hollywoodienne.
Car ce roman n'est pas qu'un roman, il lorgne de façon singulière vers la philosophie et la fable. Derrière l'intrigue de ces deux amis d'origine Corse qui décident d'abandonner leurs études de philosophie pour ouvrir un bar dans un village de l'île de beauté, Jérôme Ferrari s'interroge sur l'âme Corse, sur la singularité de vivre sur une île, de cette insularité caractéristique, mais aussi de ce qui a fait la force et qui fait la faiblesse de la France. La tragédie du monde est replacée à plus petite échelle dans ce bar de village, avec tous les personnages du vaste monde et leurs caractères singuliers. De façon formelle, l'auteur utilise pour ses chapitres des phrases issues de Saint Augustin.
Si elle ne révolutionne rien, la façon avec laquelle Jérôme Ferrari alterne la progression de l'intrigue et de ses personnages avec des réflexions plus générales est bien maîtrisée et ne fait pas dans le superflu. Certes, ses phrases sont parfois longues mais ce n'est jamais gênant. Leur musicalité, leur richesse aussi, est un atout incontestable de ce bouquin franchement réussi. La plus grande réussite de l'auteur est d'être parvenu à concilier une certaine ambition littéraire avec une accessibilité jamais prise en défaut. "Le sermon sur la chute de Rome" n'est pas un livre élitiste, c'est bien un roman littéraire mais populaire, dans le bon sens du terme. Rien à voir avec les romans populaires qui ne sont pas littéraires. Les premiers sont rares, les seconds sont en tête des ventes. Celui-ci a réussi à concilier les deux.
Quatrième de couverture : Dans un village corse perché loin de la côte, le bar local est en train de Connaître une mutation profonde sous l'impulsion de ses nouveaux gérants. À la surprise générale, ces deux enfants du pays ont tourné le dos à de prometteuses études de philosophie sur le continent pour, fidèles aux enseignements de Leibniz, transformer un modeste débit de boissons en "meilleur des mondes possibles". Mais c'est bientôt l'enfer en personne qui s'invite au comptoir, réactivant des blessures très anciennes ou conviant à d'irréversibles profanations des êtres assujettis à des rêves indigents de bonheur, et victimes, à leur insu, de la tragique propension de l'âme humaine à se corrompre.
Extrait : Quand on l'extirpa du ventre de sa mère, Marcel demeura immobile et silencieux pendant de longues secondes avant de pousser brièvement un faible cri et il fallait s'approcher de ses lèvres pour sentir la chaleur d'une respiration minuscule qui ne laissait sur les miroirs aucune trace de condensation. Ses parents le firent baptiser sur l'heure. Ils s'assirent près de son berceau en posant sur lui un regard plein de nostalgie, comme s'ils l'avaient déjà perdu, et c'est ainsi qu'ils le regardèrent pendant toute son enfance.
Jérôme Ferrari - Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud),
208 pages, 19 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire