L'extrait du jour provient du roman "Délicieuses pourritures" de l'écrivain américaine Joyce Carol Oates qui va fêter en juin 2018 ses 80 ans. Il s'agit de l'unique livre que j'ai lu d'elle, à ce jour. Graphomane acharnée, elle a ,depuis son premier livre en 1964, écrit près de 200 bouquins ! Sa production est telle que son éditeur américain n'a pas le temps de tout publier. Plusieurs fois pressentie pour le Nobel de littérature, les Suédois ne l'ont encore jamais honorée. Peut être justement à cause de cette abondante oeuvre gothique, sombre et singulière ? Venant de lire les extraits de son journal qu'elle a consentie à publier, je suis intrigué par cette femme dotée d'une psyché singulière. Anorexique, obsédée par l'écriture, sans enfant, mariée au même homme pendant des décennies, elle détonne dans le paysage littéraire contemporain.
"Andre Harrow était verbeux, tyrannique. Il était gentil et condescendant. Il ne cessait de nous interrompre tout en nous exhortant à « dire ce que nous pensions, si ne voulions pas que quelqu’un le fasse à notre place ». Lorsqu’il parlait, il s’animait et transpirait ; il essuyait son visage empourpré et son nez, d’un revers brusque de la main ; il dégageait une franche odeur de transpiration masculine, comme un cheval surmené.
À la différence de nos autres professeurs qui pendant les cours restaient assis ou plantés derrière leur pupitre, M. Harrow bondissait sur ses pieds chaque fois qu’une idée lui venait. Il marchait de long en large en faisant de grands gestes, parlait avec animation, le visage luisant. Ses yeux cherchaient les nôtres.
À Catamount, on pensait qu’Andre Harrow savait « tout ». C’est-à-dire, tout ce qui valait la peine d’être su. Les aphorismes de Nietzsche, déclamés staccato : « Ce qui est fait par amour se fait toujours par-delà le bien et le mal » ; « Il n’y a pas de phénomènes moraux, seulement une interprétation morale des phénomènes ». Il récitait des poèmes de Blake, Shelley, Whitman, Yeats et Lawrence avec une telle ferveur que l’on comprenait que la poésie valait que l’on meure pour elle. Pourtant M. Harrow n’était pas lui-même poète, semblait-il. Nous nous demandions pourquoi.)
M. Harrow s’habillait décontracté, mais avec une certaine recherche. Il portait des jeans avec des blazers bleus en cachemire, des pantalon kaki avec de beaux pulls tricoté main. Il portait des tee-shirts noirs qui épousaient son torse étroit bien musclé ; il portait une ceinture de cuir ornée d’une boucle d’argent proéminente qui attirait l’attention sur sa taille presque anormalement fine. Il portait des joggeurs, des chaussures de marche. Par temps chaud, des sandales. Les jours même à peine ensoleillés, des lunettes d’un noir tropical, comme si la lumière lui blessait les yeux.
Son humour pouvait être cruel (il citait certains de nos vers pour souligner leur faiblesse) mais il n’était jamais méchant. Si nous essuyions une larme, si nous nous mordions les lèvres pour ne pas pleurer, nous étions aussi flattées.
Il s’intéresse à moi. Il pense à moi. Je compte pour lui."
Joyce Carol Oates, Délicieuses pourritures (Philippe Rey)
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